Extrait du journal

Suisse des images, je vous ai devinée cette nuit où, dans une chambre des « Ber gues », j'ai été tiré d'un profond sommeil par les sonnailles de troupeaux transhu mant, par le pont du Mont-Blanc, du HautJura aux alpages savoyards. Mais c'est à Gruyères que je vous ai reconnue. A une centaine de kilomètres de Genève, au cœur du pays romand, à l'extrémité de la plaine que ferment les premiers contre forts des Alpes, un éperon se dresse, qu'es calade lestement un chemin aux brusques tournants: traversée une petite place ovale aux vieilles façades que l'été couvre de rideaux fleuris, un château le couronne, dominant le pays des laitages. Là régnèrent souverainement, au long de six siècles, les comtes de Gruyères, chefs militaires et rois pasteurs, habiles diplomates dont la Maison de Savoie sut apprécier le loyal soutien. Leur bannière, dont l'arme parlante rappelait la devise : <2 En avant la grue ! », les précéda à la Grande Croisade comme aux guerres d'lta lie et au lac Morat, avant qu'en 1555 fût proclamée la déchéance des comtes, dont Fribourg et Berne se partagèrent l'héri ' tage. Tous les souvenirs de siècles héroïques se réveillent au cours de la visite du vieux château, mais aussi des images d'une épo que raffinée et éprise des beaux-arts. Re construite au quinzième siècle, la vieille demeure connut au temps de la Renais sance une de ces heures d'activité intense q'ui précèdent les grands changements de l'histoire. Le pouvoir féodal cédait, en Suisse, la place à la démocratie, contre la tradition catholique la Réforme dressait sa menace chaque jour plus redoutable. Une époque finissait. Alors régnait Jean 11, « le plus noble seigneur de la Suisse romande », resté célèbre dans la grande histoire par la fermeté de son caractère et le charme qui émanait de lui, et aussi dans la chronique par ses aventures amoureuses. S'étant, au cours d'une chasse, épris d'une bergère, Luce des Albergeux, il en fît sa maîtresse, lui donna, comme gage d'amour, sa plus belle montagne et l'installa somptueuse ment dans le château de ses aïeux. « La Belle Luce, nous conte le chroniqueur, était la vraie beauté gruyérienne. On ne pouvait lui comparer aucune femme chez l'un des peuples les plus remarquables de la terre pour la noblesse des formes et l'union de la forme aux grâces naïves et à la finesse des traits. » On conçoit sans peine qu'à tant de sé ductions demeurât seule rebelle la légitime...