Extrait du journal

Aigrettes, colliers, diadèmes, corsages aux tons de rose ou de turquoise et man teaux tissés d'or, gilets blancs, lorgnettes parcourant les loges pour les visités de l'entr'acte : quel artiste observant par le trou du rideau un aussi fastueux auditoire n'en a maudit à l'avance la frivolité ? Voilà donc, se dit-il, les juges appelés à prononcer sans appel sur le résultat de tant d'efforts ! C'est pour eux que nous nous sommes exténués aux répétitions, pour eux que nous avons réglé avec tant de précision le moindre de nos gestes et calculé lia prononciation de chaque syl labe ! Soins inutiles ! Peine perdue ! Com ment seraient-ils attentifs ? Ils ne songent qu'à se regarder les uns les autres, et à se montrer ! Combien Wagner avait rai son de les mettre en pénitence, de les plonger dans les ténèbres afin de les con traindre à n'avoir d'yeux et d'oreilles que pour la scè'ne ! . Réflexions de bon sens. Justes récrimi nations. Mais il faut, dès que la question intéresse le sentiment, se méfier du bon sens et s'écarter de la justice. A quatre reprises et dans trois salles différentes, je viens de voir ce public élégant, ce public distrait, ce public vaniteux, montrer le goût le plus sûr et le plus libre. Deux jeunes musiciens étaient qualifiés, par les plus sérieux ,de leurs aînés, de mauvais plaisants. Uri illustre chanteur, qu'on n'avait pas entendu à Paris depuis plu sieurs années, passait pour avoir perdu; sa, voix. Un poète faisait ses débuts de comédien dans une pièce qu'il avait lui même mise à la Scène, et lès hommes de métiér ne parlaient de lui qu'en haussant les épaules. ■ • Mais les gens du monde ne sont pas obligés de prendre parti en ces querelles de pédant. Les deux ballets les ont char més par une musique fraîche, drue, bril lante, et un spectacle approprié. Le chan teur, maître comme jamais de sa voix, les a émus par des accents venus du cœur. Le drame, par ses visions savamment fan tastiques, les a transportés dans un monde de rêve. Ils ont longuement applaudi, non au début, mais au cours et surtout à la fin des quatre représentations. Car le suc cès n'était pas décidé à l'avance. Il s'est fait par la force des impressions. Chacun arrivait là ayant à peine cortsulté_ le pro gramme, curieux de ce qu'on a'ilait lui montrer, et tout disposé, sous le moindre prétexte, à s'en moquer et à faire des mots qui courraient peut-être les salons. Mais, quand une œuvre plaît, l'esprit le plus parisien perd ses droits, et c'est avec bon heur qu'on se laisse toucher. Pourtant il est bien vrai que, parmi ceux qui se trouvaient réunis là, les hautes intel ligences étaient rares. L'un ne parlait, en entrant, que du résultat des coursés, l'au tre d'un prochain bal, et ce n'est pas pour mieux voir le spectacle que ce couple avait généreusement cédé les premières places de la loge, préférant la pénombre où les fauteuils peuvent se rapprocher. Tous fu rent pris cependant ; dès les premières minutes le murmure des conversations, même les plus discrètes, s'éteignait, et ces têtes légères s'immobilisaient dans le re cueillement et l'attente. .. Ceux qui" ne connaissent pas les gens du monde ont été seuls surpris d'un aussi subit changement. Les autres savent bien que la bonne éducafion, bien mieux que la grande instruction, donne l'instinct de toutes les élégances, de toutes les finesses, de toutes les perfections, et que d'une assemblée de bonne compagnie se dégage, à l'insu même de ceux qui la composent, une délicatesse de sensibilité inconnue à d'autres réunions où c'est, au contraire, malgré l'étendue dès connaissances et même la valeur des esprits, la grossièreté qui résulte du contact et l'emporte. Louis LALOY....