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Journal des débats politiques et littéraires, 22 juillet 1943

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Journal des débats politiques et littéraires
22 juillet 1943


Extrait du journal

Quand la machine, lâchée sur le monde et ivre de ses premiers succès, eut poussé son cri de gloire, des hommes soucieux se tinrent à l'écart de l'acclamation générale. Des poètes sentirent monter en eux un pressentiment mélancolique : ils virent la cavale de ler, avant de jeter bas son cavalier, meurtrir de son dur sabot les pratries du songe et flétrir d'un souffle de feu .les douces fleurs qu'ils aimaient. Entre l'art et l'industrie, l'amour des choses et leur conquête, une lutte inégale semblait s'ouvrir, et l'issue en était fatale : le vautour, bientôt, dévorerait là colombe. De leur côté, * malgré les assurances d'un Renan, les adorateurs du progrès com prirent vite que l'ldole jalousa qu'ils érigeaient s'accommoderait mal de l'ancien culte, et secrètement, ils en* Acceptèrent le sacrifice. Alors, pour voiler cette mort et la couvrir d'une illusion conso lante, ils parèrent leur dieu des dépouilles de sa victime. Ils parlèrent de la .poésie de la science et de la beauté de la machine. Certains esprits s'égarèrent dans ces brouillards séduisants. Ces formules trompeuses donnent d'autant mieux le change qu'elles expriment des demi-vérités. Il est très juste, en effet, qu'un outil bien adapté à son usage et qui a atteint, par des corresctions pro gressives,. ses proportions idéales, communique une sécurité repo sante, le sentiment d'un ordre atteint, d'une mission accomplie avec élégance. « Une sorte de volupté, dit Paul Valéry, est engendrée par la conformité presque miraculeuse d'un objet avec la fonction qu'il doit remplir. II arrive rme la perfection de cette aptitude excite en nos âmes le sentiment d'une parenté entre le beau et' le nécessaire, et que la facilité ou la simplicité finales du résultat,, comparée à la complication du problème, nous inspirent je ne sais quel enthou siasme. :.1 Pourtant, cette identité entre l'oeuvre <ï'art et la machine n'est qu'une illusion. L'espèce de contentement que procurent à l'œil et à l'esprit les inventions mécaniques n'est que l'effet d'une victoire sur la matière obtenus avec le minimum de; moyens. La rigueur géométrique de leurs concours est le produit d'un accord ingénieu sement réalisé entre des forces antagonistes dont nous avons , résolu économiquement le conflit. C'est pour accorder Je strict nécessaire à ia dépense musculaire du poignet, au frottement du fer sur la planche, aux exigences de son support de bois qu'inéluctablement la lame du rabot devait prendre la* forme d'un rectangle. Le plus commode aux moindres frais, c'est la raison pour laquelle le seau est un tronc de cône et sou anse est un demi-cercle. Ainsi, sans sortir de son droit, le langage peut parier ici de perfection. S'il dit beauté, c'est par abus, ou par métaphore, comme on dit la beauté d'un syllogisme ou d'une solution algébrique. L'art poursuit une autre fin, et la beauté présente d'autres carae-; fères. 11 n'est pas requis, pour le prouver, d'entrer dans des démons trations laborieuses. Un simple rapprochement' suffit pour nous en convaincre. Une fugue de Bach, une toile de Rembrandt, même celle mosaïque qui décoré une vasque pencltée ou cette arabesque qui court avec souplesse autour de fa page d'un missel, nous font sentir , d'emblée la spécificité de leur nature. Ces, choses belles ou gra j rieuses ne. servent aucun besoin matériel, elles touchent en nous ; des ressorts. cachés, eiles éveillent des émotions délectables et les | pas qu'elles font dans notre cœur les éloignent autant d'une horloge ou d'un compas qu'ils les rapprochent d'une passion, d'un regard, d'un sourire ou d'une larme. Ce surcroît qu'elles ajoutent à l'utile, | et dont la machine ne sait que faire, c'est pour elles justement i l'indispensable et l'essentiel. Toutes les ruses de l'industrie sont impuissantes à le saisir. Les ingénieurs, les mécaniciens et les géo mètres doublés des hygiénistes et des médecins pourront mettre en commun toutes les complications de leur science et toutes les ressources de leurs techniques, ils ne réaliseront pas la plus élémen taire, la plus humble des œuvres d'art. Pour parier comme Pascal, c'est d'un autre ordre. Mais qu'un forgeron ou qu'un potier se sentent soudain épris de ia grâce, ils jettent sur l'abîme une fleur et, par ce pôrit fragile, ils nous font entrer dans lé'royaume enchanté. L'architecture, création intermédiaire, participe de ces deux lonctions contradictoires. Elle se situe au ipoint de rencontre de l'utile et de l'agréable, à la frontière de la logique et de l'émotion. Elle est chargée d'en accorder les lois. Les unes imposent à la maison une conformité, stricte à sa qualité d'habitat ; elles l'obligent à satisfaire les besoins pratiques pour lesquels elle a été conçue et à's'y soumettre comme un Instrument obéissant. Elle est tenue d'être, aussi parfaitement que possible, un abri contre les vents et la pluie, contre l'excès du froid et de la chaieur ; elle doit avoir des murs de bonne épaisseur, un toit de juste pente, des fenêtres rigoureusement orientées et tout ce que le savoir et l'expérience des hommes peuvent mettre aujourd'hui au service de nos aises. Mais quand ces conditions sont remplies, elle n'est pas quitte envers sa mission. Comme le corps humain, dont il est le prolongement, le logis est créé en vue'de l'âme. Cette enveloppe supplémentaire est liée, elle aussi, à nos' plus hauts désirs spirituels. Tout ce jeu absurde et charmant qui la pare d'ornements et de couleurs, ces dispositions de lumière et d'ombre, ces caprices harmonieux de contours, auxquels s'ajoutent les décors de l'arbre et du jardin, composent !e milieu favorable à notre existence intérieure, au travail de notre pensée, à l'entretien de nos souvenirs choisis. Un logis purement raison nable ennuie. 11 est muet. Nous ne sommes heureux que lorsqu'il « chante ». M. Le Corbusier a cru que cette habitude de voir des machines, que nous a donnée la vie moderne, nous incite à les réclamer partout. C'est tout juste et'très exactement le contraire. L'homme a sans doute le goût du rythme, mais celui d» la machine lui fait doulou reusement sentir l'absence d'un rythme vivant dont 11 se nourrit. La maison qu'il réclame est l'antidote du bureau et de l'usine. Elle le ramène à ses sentiments naturels, elle le rapatrie. Elle lui, donne ce contact amtca! avec les choses qui permet à l'âme de s'épanouir. L'erreur mécaniste en architecture est une erreur de psychologie, I.es constructions informes et géométriquement standardisées qu'eije formule correspondent à la conception d'une âme humaine appauvrie et bornée aux seules fonctions économiques, réduite â la production, a l'échange, à la consommation des biens matériels; âme>coupée de ses assises, privée de sa liberté, amputée de ses ailes, qui aura peut-être obtenu le confort, mats qui aura sûrement perdu la joie....

À propos

Fondé en 1789 sous le titre Journal des débats et décrets, le Journal des débats politiques et littéraires retranscrit, dans un premier temps, la quasi intégralité des séances dispensées à l’Assemblée Nationale. Sous Napoléon, il change de nom pour devenir le Journal de l’Empire. Publié jusqu’à l’Occupation, le journal sera supprimé en 1944.

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