Extrait du journal

Celui qui ne prend qu’un billet à la lote rie n’a guère de chances de gagner un lot. Mais celui qui prend mille billets gagne généralement quelque chose. De même, le sophiste qui convertit au socialisme un seul ouvrier ne s’expose guère à donner au mondé un sectateur de l’anar chie. Mais celui qui réussit à jeter dans le socialisme des masses entières est à peu près sûr d’enrichir de quelques recrues la petite cohorte d’où surgissent, de temps à autre, les assassins d’un Carnot, d’un Canovas, d’un Mac-Kinley, d’un Humbert, d’une impératrice d’Autriche. On peut les appeler faiseurs d’anarchistes, comme on appelait Warwick le faiseur de rois. Q.u’est-ce, en effet, qu’un anarchiste? — C’est un socialiste exaspéré. C’est un homme qui a traversé le socia lisme, pensant y trouver la formule idéale de ses rêves, et qui, dépité de voir cette montagne de théories enfanter des souris si ridiculement petites, sort d’un camp où les camarades ne font rien, pour aller faire n’importe quoi. Il y a deux choses dans I âme d’un anar chiste : une immense espérance et une immense déception. L’immense espérance, il l’a partagée avec ces foules ouvrières que berce la chanson d’un Jaurès et qui se laissent manipuler par les Basly comme des pantins, sans même apercevoir la ficelle. Seulement, cette ficelle, que le commun ne voit pas, l’anarchiste, lui, finit par la voir. Le niveau intellectuel d’un anarchiste est relativement élevé. On a pu le berner par des phrases, mais on ne l’a berné qirun temps. Dans ces formules collectivistes, dans ces catéchismes qui varient et se con tredisent, dans ces groupements où les ouvriers selaissentconauirepar d’ambitieux bourgeois, les esprits particulièrement fiers et indépendants ne tardent pas à se sentir fênés aux entournures. C’est alors que immense déception succède à l’immense espoir, et que le disciple, devenu dissident, part en faisant claquer les portes. — Tas de blagueurs! dit-il avec un intense mépris. Il s’en va. Et où s’en va-t-il ? — Où le conduit la logique. Car l’anarchiste n’est [>as seulement un indiscipliné. C’est un ogicien. On l’a bourré de raisonnements subver sifs contre la bourgeoisie, contre la pro priété, contre l’autorité, contre toutes les supériorités sociales. On Ta surchauffé par des déclamations incendiaires. Et l’on veut qu’il s’arrête en si beau chemin, qu’il s’in cline devant les grands bonzes au parti, qu’il entre dans *les petites combinaisons, qu’il renvoie la réalisation de ses désirs aux calendes grecques, qu’il reconnaisse l’auto rité des Comités, des Fédérations, des Bourses du travail, des secrétaires de Syn dicats, après avoir dit bien haut que nul homme ne peut donner d’ordres à un autre? Non! tout cela est illogique. Et l’anarchiste, après s’être révolté avec les socialistes contre les hommes d’ordre, se révolte aussi contre les socialistes. Pendant que les autres s’arrêtent, il continue à mar cher droit. Ce sera la solitude? Tant mieux! Ce sera le péril ? Tant pis ! Si l’on faisait quelque chose pour terroriser le bourgeois ? Un roi va passer. Si on le tuait? Voilà sa voiture qui passe Visons! Tiens! la voiture est déjà passée? Tirons sur l’autre. Si ce n’est pas le roi, ce sera son aide de camp ; si ce n’est pas une princesse, ce sera une dame d’honneur. D’une façon ou de l’autre, les bourgeois auront la frousse : c’est l’essentiel. Voilà l’état d’âme de l’anarchiste, de celui tout au moins qui s’impose à l’atten tion du public. Mais, encore une fois, qui donc a fabriqué cette âme ? Comment le travailleur modeste, peut-être tranquille et rangé, en est-il arrivé a ce degré d’exaltatioa farouche et sauvage ? Cet état d’âme, c’est comme un rivage lointain auquel nul ne pourrait arriver sans un bon navire qui l’y transporte. Le navire qui sert de véhicule vers l’anarchie, c’est le socialisme ; et le port d’attache d’où s’élance le socialisme, c est le radicalisme...