Extrait du journal
Les vents sont bas et durs. La mer a sa couleur blafarde de femme rageuse. Partout, des « moutons » d’écume. Làbas, au large, de violentes raies d’argent indiquent que les vagues se brisent sur des récifs connus... Pierre-Moine..., la Roche des Pères... Le docteur se tourne vers sa femme J>rête à s’embarquer et qui considère 'océan avec des yeux soucieux : — Je parie que tu auras le mal de mer ? s’écrie-t-il. — Je ne l’aurai pas ! — Tu l’auras !.. — Non et non !.. — Atlors, parions ! — Quoi ? — Un billet pour les colonies de va cances. Et ils se tapèrent dans la main. Le docteur et moi, sur l’estacade, nous continuons à regarder embarquer les colis. v — Eh..., vas-y donc !.. Le lourd filet de cordages, hissé par une poulie, fait s’embrasser, d’une bru tale étreinte, les grosses malles, les boîtes & chapeaux, les bicyclettes et les paniers de homards ruisselants d’eau. Puis, le tout retombe sur le pont, tant que ça peut. — Faut pas s’en faire !.. dit un ma telot Le docteur me tire à l’écart : — Faut pas s’en faire !.. Cette expres sion, née sur le champ de' bataille, a commencé par être héroïque. Aujour d’hui, elle signifie la crise de conscience et souligne l’égoïsme des temps nou veaux... La conscience !.. La grande vaincue de la guerre... — Embarquons !.. Embarquons !.. clame le capitaine. Prudents, nous nous installâmes sur le pont supérieur. Oui..., prudents ! Car le bateau n’a pas quitbf • l’estacade depuis cinq minutes que, déjà, la grande tragédie commence. Partout, des paquets humains, livide% Verdâtres, s’écroulaient sur les bancs. Deux jeunes mariés qui lisaient — ou qui ne lisaient pas — avec ferveur, en semble, leur guide, se séparèrent. J’ap pelais un mousse, et, moyennant 1 franc, je leur envoyais le dernier récipient du bord, ce qui” étant donnée l’inclinaison considérable du bateau, facilita beau coup leur commun martyre. Ils ne sau ront jamais d’où leur vint cette largesse. — Je crois bien que je vais gagner mon pari, me murmura le docteur en considérant son épouse, dont les yeux se fermaient dans un visage de plus en plus jaunissant. — Espérons-le !.. répondis-je, l’inté rêt général primant toujours l’intérêt particulier. Un matelot passa, levant partout ses pieds nus, précautionneux : — C’est plus un métier !.. me cria-t-il en riant dans le vent qui, maintenant, devenait sévère. — Oui,"mais quels pourboires !.. — Pas tant que ça !.. «s — Nous parlions « conscience », con tinua-le docteur, je vais vous poser un « cas de conscience ». — Oh non !.. Je suis en vacances... — Mais c’est un cas de conscience... de vacances. — Alors..., allez-y ! fis-je, résigné. — Je connais le capitaine d’un grand bateau. Il se fait d’assez gros bénéfices, et voici comment : il s’arrange pour don ner le mal de mer au plus grand nombre possible de passagers. Vous savez qu’il y a bien des manières de conduire un bateau, et que le navire, suivant qu’on prend la lame de face ou de travers, tangue et roule beaucoup plus, ou beau coup moins. — Je vois le coup... Ce capitaine fait danser exprès son bateau.. ? — Précisément ! Il se forme ou se déforme la conscience de la façon sui vante : le mal de mer fait du bien aux passagers : il les débarrasse, les net toie—, les purge. Et beaucoup en ont un immense besoin... Mais, surtout, le mal de mer fait le plus grand bien à la bourse du navire en supprimant, chaque jour, des centaines et des centaines de déjeu ners et dîners très copieux, trop copieux, lesquels sont payés d’avance, et, natu rellement, jamais remboursés. Alors, vous saisissez.. ? D’un côté, aucun mal. De l’autre, beaucoup de bien.. — Si je saisis!.. Je ne fais que cela. } — Ce capitaine peut-il continuer ainsi I en sécurité de conscience.. ? Lui donne' riez-vous l’absolution.. ? i —Je vais réfléchir... J’écrirai le cas à l’un de’ mes amis qui est économe du Grand Séminaire, i — Alors, ce sera probablement « oui ». I — Oh !.. Je ne sais pas !.. I * 1 La femme du docteur devient de plus en plus malade. Etendue sur la ban quette, du . jaune, elle est passée au bleu..., le nez se pince. Evidemment, « l’irréparable » ap proche... Hélas !.. Pornic aussi approche. Le grand espoir est de débarquer à la jetée de la Noveillard où, par grosse mer. le bateau tangue et roule tant qu'on veut...
À propos
La Croix est un journal catholique conservateur créé par Emmanuel d’Alzon, prêtre de la Congrégation des assomptionnistes, en 1880. Quotidien depuis 1883, il continue d'être publié de nos jours, dans une version bien moins partisane et religieuse que par le passé.
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