Extrait du journal

AURICE BARRES raconte, dans ses « Cahiers >, que Renan était très vieux quand Bonnat fit son por trait. Les séances le fatiguaient. — Quoi de nouveau dans le monde ? lui dit un jour le peintre. — Les grands mangent toujours les petits, répondit le maître. Puis, il se tut et ce fut à peu près son dernier mot. Mot cruel — toujours d’actua lité — qui le sera sans doute longtemps encore. Que les grands mangent les petits, on peut trouver cela tout naturel. On peut y voir l’effet d’une de ces « lois » qui, paraîtil, régissent le monde et en tirer des conclusions fort opposées se lon que l’on opte en faveur de l’appétit des uns ou du souci des autres de n’étre pas mangés. M. Louis Vallon, du temps qu’il était conseiller technique du Front Populaire, avait écrit sur ce thème un savant ouvrage, illus tré de force graphiques. Il tentait d’y prouver la clairvoyance de l’analyse marxiste de la société capitaliste selon laquelle le requin a pour essentielle fonction de manger les sardines. Depuis qu’il a, sinon retourné sa veste, du moins boutonné son gilet à l’en vers, selon les préceptes saintsimomens, M. Louis Vallon s’est converti a l’idée de l’associa tion du requin et des sardines. Noble démarche d’un esprit si peu ouvert aux séductions de l’idéalisme. Je ne suis (tas du tout hostile à cette tentative et même j’y applau dis. Mais l’expérience prouve que le requin étant ce qu’il est et les sardines ce qu’elles sont — les difficultés commencent dès qu’on entreprend de rédiger le pacte d’alliance. Considérez l’histoire sociale des soixante dernières années et voyez ce qu’il reste des essais qui ont été tentés, ici et là, dans l’es prit le plus généreux, pour conci lier les inconciliables hors du plan institutionnel. Quant aux tentatives d’ordre institutionnel, du genre Charte du Travail, octroyée par le chef d’un Etat fort, elles apparaissent si saugrenues qu’on a peine à croire qu’il pourrait se trouver encore un esprit sérieux pour mé diter d’y avoir recours, fut-ce à la faveur d’un remaniement de vocabulaire. Ce n’est pas le principe de l’association qui est en discussion, mais les modalités de son appli cation et les moyens de le traduire dans les faits. Le régime des conventions collectives, tel qu’il était appliqué avant la guerre, est parmi les moyens les plus sûrs d’organiser, dans une stricte égalité, les rapports du capital et du travail. Il n’est pas exclusif du contrat d’association sur le plan de l’en treprise, au contraire. Mais si l’un est le complément de l’autre, il convient, d’abord, de traiter la classe ouvrière en personne ma jeure en l’associant en tant que telle, par le truchement de sts syndicats, à l’organisation écono mique et sociale de la nation. Là est le fond du problème. Que le syndicalisme doive reviser ses méthodes d’action et s’épurer des éléments qui le défi gurent : c’est l’évidence. Qu’on lui fasse confiance au lieu de le morigéner. N’a-t-il pas atteint l’âge de raison et n’a-t-il pas le droit de se moquer de certains balbutiements qu’on voudrait lui faire prendre pour des panacées ? — Vous êtes de parti pris, di ront certains, et vous redoutez systématiquement tout ce qui n’est pas de votre tradition, de votre esprit. Peut-être. Mais prendre parti pour les petits, las d’être toujours mangés « par les grands », c’est justement l’option qui nous carac térise. Option pour aujourd’hui — et pour demain....