Extrait du journal
—Aujourd'hui, c'est le 15 août, la fête de la Vierge... Il serait bien surprenant qu'elle n'aperçût rien... C'en est une chance, pour vous, d'être venu !... Sur un coteau, où l'on monte par des venelles égayées d'arbres feuillus et d'eaux vives, un immense champ d'a voine ondule sous le vent. Au fond, l'arbre de l'apparition, détachant, sur une haie de bouleaux et de hêtres, son squelette dépouillé — les visiteurs ont tellement arraché de son écorce à l'arbre miraculeux qu'ils l'ont tué —avec, à son sommet, un bouquet de branches sè ches. A son pied, une sorte de guérite en bois, façon de chapelle édifiée là. Et, derrière, une large prairie, verte et si jolie ! Trois cents personnes y entourent la voyante qui vient d'arriver et, très simplement, s'agenouille, chapelet en main... Grâce à l'obligeance de M. Guéroult, le curé dé Tilly — rien d'un visionnaire : un brave homme, à l'air doux et prudent, au bon sens solide et joyeux — me voici en face de Marie Martel, au premier rang du cercle qui se ferme sur elle : religieuses en < béguin noir et blanc, belles darnes^, paysannes, petites filles, bébés, hommes ahuris ou émus... Déjà une lente psalmodie monte : —Je vous salue, Marie, pleine de grâ ces... Elle est très bien, la voyante. Une figure fine et rose, aux traits aimables, un peu tirés — par d'atroces névralgies, m'assure-t-on — l'air simple d'une petite ouvrière bien sage. La toilette qui con vient : ni sordide, ni luxueuse. Un corsage bjeu et blanc, avec des entredeux de dentelle à bon marché, une ceinture de cuir jaune, une jupe bleue à pois blancs ; sur la tête, un chapeau de paille, avec un nœud blanc à raies azu rées. . Sur l'immense pelouse, le spectacle est d'un pittoresque grandiose, de cette foule à genoux, serrée et penchée autour de cette jeune fille — elle a vingtrneuf ans, me souffle un jeune abbé, mais elle en paraît dix-huit à peine — qui, toujours, les yeux clos,égrène son chapelet, en ré citant à voix haute, les dizaines d'Ave Maria. Une brise légère souffle; les ar bres s'inclinent et, à trente mètres, en plein herbage, deux chevaux qui paissent, — tels les animaux de « l'Adoration de l'Enfant-Jésus » chez les Primitifs — ten dent le cou vers le groupe agenouillé et, placidement, hennissent. Tout d'un coup, un murmure court le groupe : — Voici.l'extase ! Au milieu d'un Pater noster, Marie Martel s'interrompt : elle rougit, pâlit, aspire largement, comme si l'air lui manquait. Un frisson la secoue. Ses yeux s'écarquillent ; la prunelle vire, va et vient sans repos et voici que là bouche s'entr'ouvre,. découvrant" des de nts blan ches, dans une> expression de bonheur point terrestre. — Oh ! oh ! oh ! soupire-t-elle, le corps jeté en avant, la poitrine soulevée, la face rejetée en arrière et extraordinairement illuminée, et les yeux pleins de larmes — de douces larmes ! Autour de la voyante, les têtes se, rap prochent, avides. Qu'aperçoit donc Marie Martel pour qu'une telle expression de ravissement transfigure ses traits ? A voix basse, elle parle — avec qui? — s'interrompant d'instant en instant pour sourire, pleine de langueur ; et repre nant, transportée, comme si elle com mençait un dialogue ineffable... On chiichote : — Voyez, voyez, elle aperçoit le Sacré Cœur. — Comme elle a l'air heureux ! — Chut ! Chut ! Chut ! Ne la troublez point. ' — Savez-vous ce qu'on a constaté ? me dit le marquis de Lespinasse-Langeac — un ancien officier de spahis qui, sa démission donnée, consacre ses loi sirs à étudier et à décrire les apparitions de Tilly. Au cours de plusieurs visions, on a pu, à l'aide d'une loupe, apercevoir sur la. rétine de Marie Martel l'image reflétée de la Vierge. Allez donc, après cela, nier la réalité objective !... Le rosaire—que continue, à défaut de la voyante, Mme Henry — le rosaire déroule toujours ses antiennes chantantes : Sainte Marie, mère de Dieu... Mais Marie Martel n'entend plus. Elle est en pleine extase. Sa poitrine sp soulève avec des « Oh ! oh! » prolongés, tels ceux qui traduiraient la félicité d'une âme qui ploie sous le bonheur. Et la bouche élargit encore son sourire d'Au-delà, et les mains s'écartent, avec le large geste d'adoration des prêtres à l'autel... — MonDieuI... Un tressaillement de stupeur, tout d'un d'un coup, a secoué la voyante, l'a fait se dresser presque, puis retomber sur ses genoux, et ses lèvres s'agitent, s'agitent, éperdument, pendant que sa respiration halète : , — Bon Jésus ! bon Jésus 1 je vous en supplie, ayez pitié de nous!... — Hélas ! fait une voisine qui s'effare, c'est Jésus qui, sur les têtes, gronde et menace, à cause de l'impiété des hom mes !... La malheureuse enfant — on pense bien que toute comédie ici serait impossi ble—aunsanglotépou vanté et ses accents montent de plus en plus haut, et si dou loureux que, tous, nous nous sentons mal à l'aise. — Epargnez-nous, je vous en supplie, Jésus ! — Oh ! de grâce,.épargnez-nous, Jésus!—Je vous supplie, je vous sup plie, Jésus, mon doux Jésus ! — Oh ! oh ! Oh ! oh ! mon Dieu !... — Que votre côté ne saigne pas, Jésus !... On dirait qu'un vent de panique a passé sur les trois cents personnes. Des hommes pâlissent pendant que, serrées les unes contre les autres, courbant la tête sous la malédiction qu'elles pensent tombée du ciel, les femmes frissonnent et plgjuçent. Presque debouVcomme^i elle...
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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