Extrait du journal
portant avec résignation leurs petitsoreillers et leurs petits matelas. Et voici une scène pour fendre l'âme : Une vieille Chinoise, vieille, vieille, peut-; être centenaire, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, s'en va, Dieu sait où, chassée de son logis où vient s'établir un poste d'Allemands ; elle s'en va, elle se traîne, aidée par deux jeunes garçons qui doivent être ses petits-fils et qui la soutiennent de leur mieux, la regardant avec une tendresse et un respect infinis ; sans même paraître nous voir, comme n'ayant plus rien à attendre de personne, elle passe lentement près de nous avec un pauvre visage de désespoir, de dé tresse suprême et sans recours,—tandis que les soldats, derrière elle, jettent de hors,avec des rires, les modestes images de son autel d'ancêtres. Efc-Ie beau soleil de ce matin d'automne resplendit tran quillement sur son petit jardin très soi gné, fleuri de zinnias et d'asters... Le fort échu en partage aux Français occupe presque l'espace d'une ville, avec toutes ses dépendances, logements de mandarins et de soldats, usines,pour l'électricité, écuries et poudrières. Mal gré les dragons qui en décorent la porte et malgré le monstre à griffes que l'on a peint devant l'entrée sur un écran de pierre, il est construit d'après les princi pes les plus nouveaux, bétonné, casematé et garni de canons Krupp du dernier modèle. Par malheur pour les Chinois, qui avaient accumulé autour de NingHaï d'effroyables défenses, mines, tor pilles, fougasses et camps retranchés, rien n'était fini, rien n'était à point nulle part; le mouvement contre l'étranger a commencé six mois trop tôt, avant qu'on ait pu mettre en batterie toutes les piè ces vendues à Li-Hung-Chang par l'Eu rope. Mille de nos zouaves, qui vont arriver demain, occuperont ce fort pendant l'hi ver; en attendant, nous venons y con duire une vingtaine de matelots pour en prendre possession. • Et c'est curieux de pénétrer dans ces logis abandonnés en hâte et en terreur, au milieu du désarroi des fuites préci pitées, parmi les meubles brisés, les vaisselles à terre. Des vêtements, des fusils, des baïonnettes, des livres de ba listique, des bottes à semelle de papier, des parapluies et des drogués d'ambu lance sont-pêle-mêle, en tas devant les portes. Dans les cuisines de la troupe, des plats de riz attendent encore sur les fourneaux,: avec des plats de choux et des gâteaux de sauterelles frites. Il y a surtout des obus roulantpartout, dégringolant des caisses éventrées ; des cartouches jonchant le sol, .du fulmicot.on dangeureusemeht 'épars,' de là pou dre répandue en longues traînées cou leur de charbon. Mais, à côté de cette débauche de matériel de guerre, des dé tails drôles viennent attester les côtés de bonhomie de l'existence chinoise : sur toutes les fenêtres, des petits pots de fleurs ; sur tous les murs, des petites images collées par des soldats. Au milieu de nous, se promènent des moineaux fa miliers, que sans doute les habitants du lieu n'inquiétaient jamais. Et des chats, sur les toits, circonspects mais, désireux d'entrer en relation, observent quelle sorte de ménage on pourra bien faire par la suite avec les hôtes imprévus que nous sommes. Tout près, à cent mètres de notre fort, passe la Grande Muraille de Chine. Elle est surmontée en ce point d'un mirador de veille, où des Japonais s'établissent à cette heure et plantent sur un bambou leur pavillon blanc à soleil rouge. Très souriants toujours, surtout pour les Français, les petits soldats du Japon nous invitent à monter chez eux, pour voir de haut le pays d'alentour. La Grande Muraille, épaisse ici de 7 à 8 mètres, descend en talus et en herbages sur le versant chinois, mais tombe verticale sur le versant mandchou, flanquée d'énormes bastions carrés. Maintenant donc, nous y sommes montés, et, sous nos pieds, elle déploie sa ligne séculaire qui, d'un côté, plonge dans la mer Jaune, mais de l'autre s'en va vers les sommets, s'en va serpentant bien au delà du champ profond de la vue, donnant l'impression d'une chose colossale qui ne doit nulle part finir. Vers l'Est, on domine, dans là pure lumière, les plaines désertes dela Mandchourie. Vers l'Ouest — en Chine — les campa gnes boisées ont un aspect trompeur de confiance et de paix. Tous les pavillons européens, arborés sur les forts, pren nent au milieu de la verdure un air de fêté. Il est vrai, dans une plaine, au bord de la plage, s'indique un immense grouillement de cosaques, mais très lointain et dont la clameur n'arrive point ici : 5,000 hommes pour le moins, parmi des tentes et des drapeaux fichés en terre. (Quand les autres puissances en voient à Ning-Haï quelques compagnies seulement, les Russes au contraire pro cèdent par grandes masses, à cause de leurs projets sur la Mandchourie voi sine.) Là-bas, toute grise, muette et comme endormie entre ses hauts murs crénelés, apparaît Shan-Haï-Kouan, la ville tartare, qui a fermé ses portes dans l'effroi des pillages. Et sur la mer, près de l'horizon, se reposent les escadres alliées, — tous les monstres de fer aux fumées noires, amis pour l'instant et assemblés en silence dans du bleu im mobile. — - Un. temps calme, exquis et léger. Le prodigieux rempart de la Chine est en core fleuri à cette saison comme un jar din. Entre ses briques sombres, dis jointes par les siècles, poussent des gra minées, des asters et quantité d'œillets roses pareils à ceux de nos plages de France... Sans doute elle ne reverra plus flotter le pavillon jaune et le dragon vert des célestes empereurs, cette muraille légen daire qui avait arrêté pendant des siè cles les invasions du Nord; sa période est révolue, passée, finie à tout jamais. Pierre Loti....
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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