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Le Figaro, 4 mai 1906

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Le Figaro
4 mai 1906


Extrait du journal

'«Un Parisien craignant la grève générale a installé chez lui, dans une remise, rue Royale, une vache, une vraie vache. » (Le Figaro, 29 avril.) La vache de la rue Royale à Virginie Coi\eau, vachère, près Pont-l'Evîque (Calvados). Ma bonne Virginie, Depuis mon arrivée à Paris, voici le pre mier instant de liberté que je trouve pour mettre la patte à la plume et te donner enfin de mes nouvelles. Quelle histoire que la mienne ! Un beau matin on m'arrache à mon tranquille horizon, à ma savoureuse prairie, à ma cordiale et plantureuse Normandie. On interrompt brus quement mon rêve intérieur que, décidément, je n'achèverai jamais. On me jette dans le train que je regardais passer' si souvent d'un oeil bienveillant et résigné, et on m'enmène à Paris — à Paris ! comme une cocotte ! Là, on me conduit — non pas aux abattoirs ainsi que je le redoutais, mais dans le plus beau quartier, rue Royale, à deux pas des boulevards. On m'installe dans une écurie — astiquée, ripolinée — éclatante, entre deux grands chevaux qui me regardaient de tra vers — avec mépris — comme si j'avais cher ché à me faufiler dans un monde qui n'est pas lemien.Tu sais pourtant, Virginie', que je suis une bonne vache, pas snob du tout, et que je n'ai jamais été difficile sur le choix de mes relations. Tu me le reprochais même quel quefois. Je t'avoue que j'étais fort intriguée de toute cette aventure, lorsque j'appris que mes nou veaux propriétaires m'avaient fait venir comme provision et pour parer à la famine où mena çait de les réduire ce qu'on appelle la grève générale. Tu ne sais pas ce que c'est, Vir ginie. Voilà. C'est, figure-toi, une chose où tous les ouvriers demandent à devenir pa trons. Seulement, comme les patrons ne de mandent pas à devenir ouvriers, il en résulte un immense gâchis. C'est bête ; tu ne trouves pas. Comme disait, où. à peu près, Florian, l'un de nos plus distingués bergers : « A cha cun son métier et les hommes seront bien gardés. » Le jour de mon arrivée j'ai été très incom modée par le bruit sourd des baignoires qu'on remplissait'— toujours à cause de cette grève générale — et par le va-et-vient des fournis seurs qui apportaient à mes nouveaux maîtres des quantités de victuailles et de jambons fu més. Ce qu'ils ont pu en entasser, c'est ef frayant. Ma première nuit fut triste. J'ai 'eu le cau chemar. Et puis imagine-toi que les deux chevaux — qui n'ont pas eu seulement la poli tesse de me demander si l'odeur du fumier ne me gênait pas — se sont mis à dire un tas d'horreurs et d'inconvenances. Ils n'ont pas cessé — en se tordant de rire — de raconter des histoires de jument à vous faire dresser le poil sur la tête. Est-il permis d'être goujats à ce point-là ! Tu connais d'ailleurs mon avis ; les chevaux sont les plus mufles de tous les animaux. Ce n'est pas de leur faute ; qu'est-ce que tu veux ? ils voient tant d'hommes ! Il y a une chose par exemple qui m'a bien amusée. J'ai demandé — tu sais que je suis très curieuse : on est vache—à goûter le lait que l'on vend ici. Ah ! ma chère, c'est imbu vable ! Vrai, quand j'ai vu combien nous y étions pour peu de chose ; j'ai été vexée. Depuis hier, j'ai retrouvé un brin de gaieté. On m'a fait faire un petit tour. Paris est une jolie ville. On m'a beaucoup regardée, j'ai eu un petit succès. Je sais qu'on parle de moi. Je suis devenue tout de suite une vache très parisienne. Pour quelqu'un qui est arrivé à Paris en sabot, c'est assez flatteur. Si j'étais encore une génisse à marier, je suis sûre que je trouverais un beau parti. J'ai ruminé cela toute la nuit... Mais qu'est-ce que tu veux? ce qui est fait est fait... Toute la journée je reçois des visites : des journalistes, qui viennent m'interviewer, des hommes politiques qui me demandent des renseignements sur l'état d'esprit des campa gnes. J'ai même été présentée à Un directeur de théâtre qui voulait m'engager à des con ditions superbes pour paraître dans une re vue de fin d'année. Mais je lui ai répondu que cela me ferait des ennuis dans ma famille. Alors il s'est écrié : « Elles sont toutes les mêmes > et il s'est en allé. Somme toute ce premier mai s'est fort bien passé. Au lieu d'aller muser dans les rues et de flâner aux devantures, les Parisiens sont restés héroïquement chez eux. Ils vou laient que le danger sût où les trouver. Quels hommes ! — Pourtant le lendemain on ne rencontrait point l'un d'eux sans qu'il vous racontât qu'il avait la veille fait une longue tournée à travers les quartiers les plus popu leux. Mais je crois plus convenable de ne pas insister. Enfin j'ai tout lieu de penser que je ne serai pas encore mangée tout de suite. Une chose m'a particulièrement touchée au milieu de tous ces événements : c'est l'extra ordinaire politesse, la prodigieuse délicatesse de sentiments de la police. Tu ne pourrais croire avec quelle vigueur, avec quel zèle chevaleresque, avec quel admirable dévoue ment les gardiens de la paix s'appliquent à faire respecter l'espèce à laquelle j'ai l'hon neur d'appartenir. Figure-toi que dès que l'un d'eux entend quelqu'un proférer le cri de : « Mort aux vaches ! » il fond immédiatement sur lui, le crible de coups de poing et le conduit en prison. Il n'y a pas à dire, on est joliment bien élevé à Paris. Pourtant je ne me console pas d'avoir quitté la bonne prairie où tu me gardais, avec tant d'indulgente distraction, le rideau des peu pliers gris qui par coquetterie tremblent de toutes leurs feuilles, les pommiers qui vont bientôt commencer à ' essayer si la poudre...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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