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Le Figaro, 6 août 1901

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Le Figaro
6 août 1901


Extrait du journal

Samedi 30 octobre. —Il neige. Le ciel est bas et obscur, sans espoir d'éclaircie, comme s'il n'y avait .plus de soleil. Un vent furieux souffle du Nord, et la pous sière noire, en pleine déroute, tourbil lonne de compagnie avec les flocons blancs. Ce matin, ma première entrevue avec notre ministre, à la légation d'Espagne. Sa fièvre est tombée, mais il est très faible encore et devra rester alité pen dant bien des jours ; il me faut remettre à demain ou après-demain les quelques communications que je suis cnargé de lui faire. Je prends mon dernier repas avec les membres de la légation de France, dans la maison du chancelier où l'on m'avait offert, à défaut d'un appartement somp tueux, une si aimable hospitalité. Et, à une heure et demie, arrivent les deux charrettes chinoises que l'on me prête, pour mon émigration, avec mes gens et mon mince bagage, vers la «Ville jaune ». Toujours très petites, les charrettes chinoises, très massives, très lourdes et sans le moindre ressort ; la mienne, d'une élégance de corbillard, est recou verte à l'extérieur d'une soie gris ar doise avec de larges bordures de velours noir. „ C'est vers le Nord-Ouest que nous nous dirigerons, du côté opposé à la «Ville chi noise » d'hier et au temple du Ciel. Et il y aura cinq ou six kilomètres à faire, pres que au pas, vu l'état pitoyable des rues et des ponts, où manquent la moitié des dalles. Cela ne ferme pas, les charrettes chi noises ; c'est comme une simple guérite montée sur des roues, — et aujourd'hui on y est battu par le vent glacial, cinglé par la neige, aveuglé par la poussière. D'abord les ruines, pleines de soldats, du quartier des Légations. .Et aussitôt après, des ruines plus solitaires, presque désertes et tout à fait chinoises : une dé vastation poudreuse et grise, vaguement aperçue à travers les tourbillons blancs et les tourbillons noirs... Aux principaux passages, aux portes, aux. ponts, des sentinelles européennes ou japonaises ; ■toute la ville, gardée militairement. Et de temps à autre, des.corvées de soldats, des.voitures d'ambulance portant le pa villon de la Croixr Rouge. Enfin la première enceinte de la « Ville jaune » ou ' « Ville impériale » m'est an noncée par l'interprète de la légation de France, qui a bien voulu m'offrir d'être mon guide et de partager ma charrette aux soies funéraires. Alors je regarde, dans le vent qui brûle mes yeux. Ce sont de grands remparts couleur de sang, à travers lesquels nous passons, avec d'épouvantables cahots, non par une porte, mais par une brèche que les cavaliers indiens de l'Angleterre ont ou verte à coups de mine dans l'épaisseur des ouvrages. Pékin, de l'autre côté de ce mur, est un peu moins détruit. Les maisons, dans quelques rues, ont conservé leur revête ment de bois doré, leurs rangées de chi mères au rebord des toits, — tout cela, il est vrai, croulant, vermoulu, ou bien léché par la flamme, criblé de mitraille ; /et, par endroits, une populace de mau vaise mine grouille encore là dedans, vêtue de peaux de mouton et de loques en coton bleu. Ensuite reviennent des terrains vagues, cendres et détritus, où l'on voit errer, ainsi que des bandes de loups, les affreux chiens engraissés à la chair humaine qui, depuis cet été, ne suffisent plus à manger les morts. Un ■ autre rempart, du même rouge sanglant, et une grande porte, ornée de faïences, par où nous allons passer : cette fois, la porte de la « Ville impériale» proprement dite, la porte de la région où l'on n'était jamais entré,— et c'est comme si l'on m'annonçait la porte de l'enchantement et du mystère... Nous entrons,— et ma surprise est grande, car ce n'est pas une ville, mais un bois. C'est un bois sombre, infesté de corbeaux qui croassent partout dans les ramures grises. Les mêmes essencesqu'au temple du Ciel, des cèdres, des thuyas, des saules; arbres centenaires, tous, ayant des poses contournées, des formes in connues à nos pays. Le grésil et la neige fouettent dans leurs vieilles branches, et l'inévitable poussière noire s'engouffre dans les allées, avec le vent. Il y. a aussi des collines boisées, où s'échelonnent, parmi les cèdres, des kiosques de faïence, et il est visible, malgré leur grande hauteur, qu'elles •sont factices, tant le dessin en est de convention chinoise. Et, dans les loin tains, obscurcis de neige et poussière, 'én distingue qu'il y a sous bois, çà et là, de vieux palais farouches, aux toits d'émail, gardés par d'horribles monstres en marbre accroupis devant les seuils. Tout ce lieu cependant est d'une in contestable beauté ; mais combien en même temps il est funèbre, hostile, in quiétant sous le ciel sombre 1 Maintenant, voici quelque chose d'im mense, que nous allons un moment lon ger : une forteresse, une prison, ou quoi de plus lugubre encore? Des doubles remparts que l'on ne voit pas finir, d'un rouge de sang comme toujours, avec des donjons à meurtrière et des fossés en ceinture, des fossés de trente mètres de large remplis de nénufars et de ro seaux mourants. — Ceci, c'est la « Ville violette », enfermée au sein de l'impé nétrable « Ville impériale » où nous som mes , et plus impénétrable encore; c'est la résidence de l'Invisible, du Fils du Ciel... Mon Dieu, comme tout ce lieu est funèbre,- hostile, féroce sous le ciel sombre!...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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