Extrait du journal

Le Figaro a déjà dit un mot de ce Victor Baillot qui vient, à l'âge de cent cinq ans, d'être brusquement enlevé à l'affection des siens. On peut en reparler encore, car on n'a pas si souvent l'oc casion d'enterrer un centenaire, et la sta tistique, tend à démontrer que les survi vants de Waterloo se font de plus en plus rares. C:est déjà bien beau lorsque, dans une cérémonie officielle, ou dans un voyage présidentiel, on peut produire un combattant de Juillet. Il s'en est conservé cinq ou six qui, chaque année, se donnent rendez-vous sur la place de la Bastille. Ces héros sont à la merci du moindre courant d'air, et c'est à peine s'il leur reste la force d'aller toucher leur pension. Figurez-vous donc ce que doivent être lçs survivants de Waterloo. Je crois qu'ils n'en ont même plus en Angleterre ! Victor Baillot était, paraît-il, le dernier. Mettons l(avant-dernier, pour éviter les réclamations. Il était né en 1793, qui passe pour avoir été-plutôt une année de dé population. A vingt ans, il était soldat, comme tout le monde, et la Restaura tion le trouvait sain et sauf, ce qui était déjà bien joli. Un homme qui avait échappé à la fois -aux massacres de la Révolution et aux guerres de l'Empire pouvait se croire vacciné pour longtemps. Quand on a trompé la mort en des cir constances pareilles, rien d'étonnant à ce qu'elle vous oublie. Aussi, dans cette existence, n'est-ce pas sa durée que je trouve la plus curieuse.Non pas qu'atout prendre, cent cinq ans ne soient un âge fort respec table. Gn ne voit pas tous les jours un homme qui a mérité la croix sous Na poléon Iot et qui l'obtient sous M. Félix Faure. Il est plus fréquent qu'on la donne à des gens qui ne l'ont méritée sous aucun des deux. Mais enfin ce n'est là qu'un des épisodes de la vie de Victor Baillot ; s'il n'avait été que che valier de la Légion d'honneur, il est pro bable qu'il serait passé fort inaperçu. De même, il n'y a pas à insister sur cet autre souvenir de sa jeunesse qui est bien fait pour nous étonner : il paraît qu'à l'âge de vingt ans, les médecins l'avait réformé comme phtisique ; il de vait, comme tout bon poitrinaire, mourir & l'automne. Il a pu traîner encore quatre-vingt cinq ans. Qu'est-ce que cela prouve ? Qu'à, l'ér poqtïé les médecins se trompaient? C'est bien possible, et faut il, parce que cela n'arrive plus de nos jours, nous montrer si sévères et si dédaigneux ? La science, évidemment, a fait, depuis,, d'énormes progrès ; l'infaillibilité de la médecine, notamment, n'est plus mise en doute par personne. Il y a "une semaine, quand le médecin fut appelé auprès de Victor Baillot, il ne s'y trompa pas : — Cet homme, dit-il, n en a pas pour longtemps! Et l'événement lui a donné raison. Quelques jours après, Victor Baillot était mort. Les journaux du pays disent qu'il qu'il ne s'est pas vu mourir. On ne peut pas tout voir, et, vraiment, le vieillard en avait assez vu dans sa vie. À-t-il laissé à quelqu'un ses impressions ? C'est peu probable. S'il se fût intéressé à ce qui se passait autour de lui,, il aurait vécu moins longtemps. Le plus sûr moyen de vivre est de ne pas faire attention à la vie, tout au moins à la vie des autres. "Victor Baillot me paraît avoir été doué de cette philosophie spéciale, qu'il n'a vait pourtant pas apprise dans les livres. Après Waterloo, il s'était retiré dans son pays, à Laroche, cette petite gare du P.-L.-M. où l'on prend le chocolat le matin, quand on arrive de Marseillè. Si même il habitait près de la gare, le brave homme aura eu le temps de voir passer quelques trains ! Je ne suppose pas qu'il ait occupé quelque fonction publique. A travers tous ces régimes, jamais il ne s'y serait reconnu, et il se serait fait révoquer tan tôt comme républicain, tantôt comme bonapartiste et tantôt comme orléaniste. C'est le diable d'avoir la même opinion durant cent cinq ans ! J'aime mieux me le figurer sans aucun parti pris, jouis sant paisiblement de sa pension de re traite, car il avait certainement une pen sion de retraite. Soit dit sans reproche, elle a même dû, à la longue, creuser un assez joli trou dans le budget. S'il n'y avait cependant que des centenaires à entretenir, on arriverait probablement à joindre les deux bouts ! Ce qui est certain, c'est que jusqu'à ce récent passage de M. Félix.Faure, Victor Baillot était resté totalement inconnu, et par suite absolument heureux. Les jour naux ne parlaient pas de lui, et lui-même ne lisait pas les. journaux. Il est certai nement de ceux qui, bien après i830 et même après 1840, se figuraient que Napoléon I" n'était pas encore mort. Quoi d'étonnant ? Il vivait bien, lui, Victor Baillot, qui n'avait été qu'un sim ple soldat! Et, dans ce petit village où il a vu se succéder trois ou quatre généra tions, le brave homme, sans être pour cela un profond analyste, aura pu cons tater que le blé poussait sous tous les ré gimes, qu'il grêlait sous la République comme sous l'Empire, et que, quelle que fût la forme du gouvernement, les petits coteaux de l'Yonne se doraient au même soleil. Je crois bien que c'est là toute la poli tique de nos paysans de France, mais il ne leur est pas donné à tous de la prati quer aussi longtemps. Et c'est dom mage, car ce doit être un curieux état d'âme que celui d'un homme qui a com mencé à bégayer au moment où Robes pierre faisait guillotiner Danton, et qui meurt peu après que M. de Bernis a .donné un coup de poing à M. Jaurès!...