Extrait du journal

— J'ai admiré l'Exposition, me dit mon ami étranger. A vous maintenant de me montrer quelque chose qui soit tout à fait la France, une figure de votre pays tel que vous l'imaginez quand vous êtes en voyage, tel que vous me le décriviez lorsque vous étiez mon invité, par delà les mers. J'ai ma voiture et je suis libre jusqu'à lundi, nous par tirons quand vous voudrez. J'avais soixante-douze heure# pour me faire voir à cet habitant d'un nouveau monde quelque chose de la France dans ce qu'elle a de rare et d'assorti à tous les siècles... Sans savoir où j'allais, j'indiquai la val lée de la Saône, puis, à tout hasard, celle du Rhône, troublé par l'odeur du raisin foulé, étourdi par la sen teur des cuves de vendanges mêlée à ces brouillards qui se déposent dans le fond des vallées comme les sédiments d'une mer de nuages. Arrivés à la hauteur de Montélimar, nous grimpâmes sur une des collines qui dominent le Rhône, là où les monts de l'Ardèche et ceux de la Drôme se rapprochent et forment un grand seuil de pierre derrière quoi s'abrite le premier olivier. Le ciel était sans nuages. L'escalier du Massif Central descendait vers nous en une pente si tentante, d'une li gne si pure, sans couleur ni modelé, que l'envie me vint de profiter „ de cette dernière longue journée de septembre pour monter jusqu'au cœur de la France celtique. La voiture troua des tranches d'ombre et de soleil, fit voler des poules, abattit des oiseaux, réveilla de vieux chiens, troubla les trou peaux redescendant des pacages d'été dans une poussière d'or, écra sa des écales de châtaignes, tandis que les noix gaulées au bord des routes nationales tombaient dru sur notre capote... Nous sautâmes par dessus les Cévennes, rasant les gaus ses chenues qui font de ces plateaux un motif de point noué dans la ta pisserie fluviale de la France ; là, à travers le granit, les fleuves et les rivières cherchent à se pénétrer d'un versant à l'autre ; le Rhône tend vers la Loire, et l'Ardèche veut ap procher l'Allier. Soudain nous nous trouvâmes dans un de ces paysages d'Aveyron qui, avec les tourelles de leurs dolomies et les escaliers à vis de leurs descentes en lacets, sont comme une maison forte. Nous suivions le cours du Dourdou (vallée inconnue qui vaut la Dordogne), lorsqu'à un millième tournant nous découvrî mes Conques. Je n'en connaissais que le trésor, orfèvreries romanes entrevues aux expositions. Je levai les yeux et j'aperçus, enfoui dans les châtaigniers, le village perché qui me faisait signe. C'est alors que nous entrâmes dans l'An Mil, à travers un faisceau de maisons de terre moulée entre les colombages, pliant sous les écailles de schiste. Pour nous laisser passer, les forti fications s'étaient écroulées, mais les déclivités restaient telles qu'elles semblaient des contreforts inébran lables ; à Conques, les plus hauts étages des maisons ne sont, par der rière, que des rez-de-chaussée, si bien que les étables, de plain-pied avec la route, ouvrent sur la rue leurs lucarnes par où les vaches re gardent les passants, comme des da mes à leur fenêtre. Conques a son trésor qui est l'église, et l'église en a un autre, sur lequel elle dort depuis le neu vième siècle. Sanctuaire fait de la pierre même du sol travaillée et re distribuée par le génie des hommes, église parfaite où l'art roman prend sa plus haute forme, avec ses clochers obtus percés de trous ava res, son tympan colorié plein de damnés tordus, ses voûtes lourdes et orientales, sa couronne de chapelles rayonnantes, gros cylin dres engagés dans le grès rouge. (Suite page 3, colonnes 1 et 2.)...