Extrait du journal

façon ils seront bâtis. Il les accepte tous, légitimes ou naturels, forts ou malingres, beaux ou laids, grands ou petits. Et je sùis sûr que si on lui donnait le choix-, il aimerait mieux deux jumeaux qu'un géant. En quoi il aurait raison, car nous vivons en un temps où le nombre est plus considéré que la qualité. A quoi pour raient bien nous servir de si grands hommes dans les batailles d'aujourd'hui? Mettez n'importe quel colosse au milieu d'une armée : étant le plus en vue, il sera tué le premier ! *** Il faut donc prendre le testament du gentilhomme normand dans son esprit plutôt que dans sa lettre. Il a entendu donner une prime aux gens les mieux bâtis et prolonger en quelque sorte pour les hommes ce qui se fait déjà pour les concours de bébés. C'est un encourage ment comme un autre, mais en le pous sant à l'extrême, on en arriverait aux anciennes et barbares coutumes qui voulaientqu'on supprimât dès leur naissance les enfants mal constitués. C'est encore une raison pour laquelle tous les survi vants étaient solides ci forts ; mais ce mode de sélection n'aurait pas grande chance d'être pratiqué de nos jours. Ce serait même un médiocre cadeau à faire à une famille que de la doter d'un géant, mâle ou femelle, et je ne sais pas trop si les pa rents n'en éprouveraient pas plus de gêne et même plus de ridicule que de fierté. Mais il ne faut jurerde rien. Si, à l'ins tar de M. le comte de Saint-Ouen,* beau coup de millionnaires se mettent à avoir de ces fantaisies posthumes, la race des Titans revivra, ce n'est pas douteux. On trouve de tout en ce bas monde, en y mettant le prix. J'ignore à quel moment ces dispositions testamentaires seront mises en vigueur. Le premier de ces concours va évidemment trouver lès gens un peu au dépourvu. Les colosses n'abondent pas sur le marché et cet ar ticle-là était, jusqu'ici, fort peu demandé. Il y aura tout de même beaucoup de compétiteurs, et les Rouennais peuvent s'attendre à recevoir la visite de tous les phénomènes qu'auront pu produire Pa ris et l'étranger. Peut-être cependant les conditions' du programme ne se trouveront-elles, pas remplies du premier coup; Le testateur, en demandant un couple de géants, a joué en effet la difficulté. Il n'a tenu aucun compte du principe qui veut que lés petites femmes préfèrent les hommes grands, et que ceux-ci à leur tour soient attirés vers les petites femme?. L'amour des contrastes est un des pliis vrais et des plus .durables qui existent. Il y aura doinc au début quelques tâtonnements. Il faut encore un certain temps pour former un géant, quoique; à vrai-dire, il soit plus dif ficile'de faire un licencié ès lettres ou un agrégé. Il faudra cependant trouver l'em ploi de ces cent mille francs, puisqu'ils ont été légués. Il serait sans exemple qu'un legs pareil devint caduc. Là ville de Rouen aura à se prononcer bientôt entre les:.concurrents qui ne vont pas manquer de surgir. Il est- heureux que l'institution des tambours-majors n'.ait pas encore été abolie. Il faut patriotiquement souhaiter qu'elle trouve un candidat de choix à mettre en ligne. Autrement, les cent mille francs du gentilhomme risquent fort de s'en aller dans quelque cirque, peut-être même dans quelque foire, où je ne crois pas qu'ils fassent grand'chose pour la régé nération de l'espèce humaine... Le Passant....