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Le Figaro, 11 mai 1939

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Le Figaro
11 mai 1939


Extrait du journal

Pcr MAURICE PONNAY, de l'Académie française. Dans les premiers jours d'août 1914, alors que tout commerce, grand ,ou petit, était arrêté, quand la plupart des civils regardaient à la moindre dépense, si elle n'était pas de la première utilité, Maurice Barres, constatant avec inquiétude cette timi dité, cette prudence, écrivait : « Il faut songer à ceux qui, à l'arrière, ont besoin de travailler. » Et il terminait son article par ces mots s « Je vais faire relier mes livres. » A l'heure qctuelle, bien que nous ne soyons pas en guerre, mais dans un état de guerre l'arme au pied qui paralyse les affaires, chacun, selon ses moyens, doit songer à ceux qui ont b.esoin de travailler. D'où cette objurga tion : achetez ! que nous lisons chaque matin et chaque soir dans les journaux. Evidemment, ce cri, cet appel ne s'adresse jias à ceux, et ils sont nombreux, qui n'ont assez d'argent que pour -le strict nécessaire ; cela s'adresse à ceux qui en ont encore assez pour le strict superflu. L'autre jour, dans une rue bien commerçante, j'ai vu un attroupement. Un attroupement dans la rue et l'on pense tout de suite à quelque drame de la misère ou de l'amour, un homme tombé d'inanition sur le trottoir, un jaloux, qui a tiré sur celle qu'il aime ou sur celui qui a une. celle qu'il aime. Je me suis approché et, au lieu d'une scène dramatique, j'ai été témoin du plus char mant spectacle. Autour d'une petite voiture toute pleine de muguet, de muguet forcé (quelle triste association de mots !) mais de muguet naturel, de muguet des bois, le seul .qui porte bonheur, des midinettes au sortir de l'ate lier s'empressaient et, pour quelques francs, elles empor taient quelques brins de fleurs odorantes. Un franc le Brin, cela mettait la clochette à six liards, ancien style. Les personnes inquiètes, craintives, trop économes, pen seront que ces jeunes filles étaient des prodigues et des folles, car vingt sous, pour ces modestes ouvrières, c'est une somme. Je pense au contraire qu'à tous ceux qui passaient par là elles donnaient un exemple frais et embaumé, une leçon souriante. Elles obéissaient sans murmurer, sans calculer, aux injonctions du marchand : « Fleurissez-vous, mesdemoiselles ! » Elles étaient peutêtre insouciantes ; mais, dans leur humble condition et selon leurs ressoi^rces mesurées, elles faisaient œuvre sociale et, dans les circonstances présentes, œuvre natio nale, osons le dire ; elles faisaient, comme on parle, aller le commerce. .11-est à remarquer que-la première fable que nous avons apprise du bon La Fontaine, si peu économe luimême, est nettement dirigée contre la cigale. Cependant la cigale en soi n'est pas prévoyante ni imprévoyante. C'est le bon La Fontaine et tous ceux qui ont appris sa fable qui 'ont fait à cette bestiole la réputation d'être imprévoyante. Pour elle, elle est ce que le bon Dieu l'a faite, et l'on n'y peut rien changer. Mais par un juste retour et imprévu, il arrive que, dans les temps que nous traversons, c'est la fourmi qui a une mauvaise presse. Entendons-nous : on ne dit pas aux gens : « Achetez n'importe quoi, jetez votre argent par les fenêtres » et Maurice Barrés a bien choisi son exemple. Pour un homme de ■lettres, faire relier ses livres n'est pas une dépense désordonnée. Comprenons que, même en des temps difficiles, chacun dans sa profession et selon son rang doit faire les dépenses habituelles. Il est certain que cet état de paix armée jusqu'aux dents est pour tous les peuples une ruée vers la ruine ; mais se priver dans le présent pour ne pas être dénué dans 1 avenir, est-ce"un intelligent calcul ? Si la ruine est géné rale, à ceux qui les auront mis de cote, a quoi serviront quelques écus ? Et puis, il ne faut pas toujours imaginer le pis. Dans une de ses charmantes comédies, Alfred Capus a écrit : « Ce n'est pas, la peine de te répéter, chaque jour, que tu es mo,rtel,.., tu le verras bien. » Aux per sonnes qui imaginent les pires calamités, on pourrait dire : « N'y pensez donc pas tout le temps... Si cela arrive, vous le verrez bien ! » Passant dernièrement devant une station de taxis, j'ai entendu un chauffeur dire à un camarade : « Ça ne peut jias durer, il faut qu on se tue ou qu'on s'embrasse, i Inutile d'avoir entendu le commencement de la conver sation pour comprendre que ces braves gens parlaient de la politique internationale. Voilà en effet l'alternative pathétique : se tuer ou s'embrasser. Si l'on se tue (et le massacre sera général) à quoi servira-t-il d'avoir fait des économies ? Si l'on s'embrasse, du moins si l'on se tend la main, dans l'honneur s'entend, tout le monde sera délivré et, comme dit le proverbe, contentement passe...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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