Extrait du journal

L'EUROPE APRÈS LA CRISE SERVITUDES de l'ordre totalitaire Par GEORGES DUHAMEL de l'Académie française Les commentateurs de Goethe s'accordent à considérer comme une boutade la fameuse phrase du poète : « J'aime mieux une injustice qu'un desordre. » La plupart des Français, quand il leur arrive de méditer sur ce thème, pensent que la préférence de Goethe ne règle pas la question, parce que l'injustice, au regard d'un esprit libéral, est certainement le plus irritant de tous les désordres. Il est toujours possible-d'expliquer cette parole dé concertante en introduisant dans le débat des éléments de « quantité » qui ne modifient guère le problème, en insinuant par exemple qu'une petite injustice est préfé rable à un grand désordre, ce qui sans doute était la pensée momentanée du maître, car Goethe n'a pas dit : j'aime mieux l'injustice que le désordre. Il n'en reste pas moins que, dans un mouvement d'humeur, ce très grand homme a pu commettre l'imprudence de laisser venir en opposition et presque en conflit deux idées qui normale ment, au lieu de se combattre, doivent se compléter, se compénétrer, se résoudre l'une dans l'autre. Tout esprit mûr et sain arrive à cette conclusion que l'ordre est le plus grand des biens et il ne sépare pas l'idée de justice et.l'idée d'ordre. Les Français ont si grand besoin d'ordre, ils sont, par les dispositions mêmes de leur génie, de leur langue, de leur syntaxe, si naturellement voués à la recherche de l'ordre que le désarroi dans lequel ils se débattent depuis de longues années inspire à la plupart d'entre eux une insurmontable aversion. Les plus cruellement dégoûtés songent avec une sorte de nostalgie à cet ordre allemand sur lequel ils n'ont d'ailleurs que des vues légendaires. « Ce grand pays, s'écrient-ils, a su conquérir l'ordre. Il est en train d'imposer cet ordre autour de lui. Peut-être même va-t-il y contraindre l'Europe rétive et confuse. II n'importe que cet ordre soit obtenu au prix de certaines injustices. Que l'ordre règne d'abord ! L'ordre avant, tout !» Je connais ce cantique aventureux qui retentit chaque ' jour à mes oreilles et me rappelle, chaque jour, la trouLiante phrase de Goethe. Les Français qui pensent ainsi: cherchent à leurs rêveries qiielque chose comme un re-' fuge. Ils parent de toutes les grâces et de tous les attraits cet ordre hitlérien qu'ils ne connaissaient que par le micro, par les journaux partisans, ou par les récits des yoyageurs illuminés à qui la propagande germanique a fini par tourner la tête....