PRÉCÉDENT

Le Figaro, 15 janvier 1893

SUIVANT

URL invalide

Le Figaro
15 janvier 1893


Extrait du journal

:■ VII ' Depuis cet événement du quai d'Orsay, Jean n'était plus le même. Je^sentaïs qu'il avait un souci. Au cours de nos éntretiens devenus plus fréquents et plus intimes à mesure que nous approchons de notre mariage (c'est dans cinq petits jours, cinq grands jours ! ) il avait l'air inquiet, gêné : tout à coup il s'arrêtait au beau milieu d'une phrasé qu'il n'a chevait pas, ou bien c'est son regard qui s'échappait et fuyait le mien. Plus d'une fois, l'envie de le questionner m'avait prise, une envie folle qui me faisait battre le cœur ; jamais pourtant je n'ai osé. Que lui aurais-je dit? Et puis voilà que ce soir, dans la chambre de maman où nous avions été tous deux voir de nouveaux cadeaux déposés sur son lit — car ils commencent à arriver en masse l — voilà qu'il me saisit les mains, me force à m'asseoir près de lui et, la voix altérée : « Thérèse, vous n'êtes plus la même avec moi. Vous ave? un souci. Vous paraissez inquiète et troublée. — Mais nullement, mon ami.— Si, ne niez pas. Quand vous me parlez, vous vous . arrêtez par instants au milieu d'une phrase, sans la finir, ou bien, quand je vous regarde en face, vous détournez les yeux. » Ah ! l'imprudent ! En l'entendant me reprocher précisément les mêmes cho ses que j'observais chez lui, je suis demeuréé toute stupéfaite, ne sachant que répondre. Il a insisté : « Vous aurais-je causé de la peine? Il faudrait me le dire. Ai-je tenu inconsidérément un propos qui vous ait blessée, chagrinée ? Je cher che. Ai-je fait quoi que ce soit de natureà vous déplaire ? Parlez, je vous en prie. » A chacune de ses questions, je secouais la tête, ne voulant dire ni oui ni non, très embarrassée. Il s'était rapproché de moi au poin-t que son visage touchait presque le mien, je voyais ses yeux, grands, ouverts, interrogateurs, tran quilles comme des yeux qui n'auraient rien à se reprocher, je les fixais moimême, ces yeux, tant que je pouvais, j'aurais voulu lire et relire dedans, aller par eux jusqu'au fond du.cœur de Jean, pour savoir si j'y suis toute seule aimée, pour connaître la vérité; je pensais avec effroi : « Il va y avoir une explication, nous n'en sommes plus qu'à quelques secondes, je suis sûre à présent qu'un de nous deux, lui ou moi, va en parler. C'est inévitable. Pourvu,mon Dieu, qu'il soit.franc l Pourvu que je ne le prenne pas encore en flagrant mensongeI De cela surtout j'avais si peur que je me suis levée, en m'efforçant défaire la gaie : « Vous rêvez. Retournons par là. On va croire que nous sommes partis en em portant les cadeaux I » Mais il m'a re tenue : « Non, je ne rêve pas. Qu'avezvous ? ou qu'y a-t-il ?» Alors — comment est-ce arrivé? — je ne saurais pas bien le redire. Je voulais à la fois parler et ne pas parler, j'avais, d'une part, l'ardent désir que Jean con nût tout ce qui m'étouffait depuis huit jours, et de l'autre qu'il l'ignorât à ja mais. J'étais tellement émue et énervée, que j'éclatai de rire, bien qu'au fond j'eusse grande envie de pleurer, et j'en tendis avec stupeur, comme si ce n'était pas la mienne, ma propre voix qui di sait : « Eh bien, accusé, répondez. Que faisiez-vous une certaine après-midi de la semaine dernière, au bord de la Seine, avec une dame blonde? » Je n'avais pas plus tôt prononcé ces mots que je fon dais en larmes, étourdie, chancelante, et s'il ne m'avait pas reçue dans ses bras, je serais tombée. Il me tenait mal pour tant, le pauvre garçon, agité d'une sorte de tremblement, tandis qu'il balbutiait : « La Seine... une femme... Ah çà!...» Je relevai la tête et je lui dis : « Oui, Jean. J'étais là et je vous ai vu. » Il ne demanda pas de détails, il fit simple ment : « Ah !.. » Et nous restâmes ainsi, à peu près une minute, moi pleurant sur sa poitrine, lui atterré, silencieux, pen dant que mon frère, dans le salon, jouait sur le piano la Marseillaise avec un doigt... Le jour de gloire est a...rrivé... Je me rappellerai ce moment-là toute ma vie. 'J'essuyai enfin mes yeux et je lui de mandai : « Est-ce que vous n'avez rien à me dire maintenant? » Il eut un grand geste d'abattement — oh ! qu'il parais sait triste.'—et me regardant avec beau coup de tendresse : « Non. Que voulezvous que je vous dise, puisque c'est vrai? D'ailleurs, je ne suis pas libre pour me justifier... Vous êtes une jeune fille, ma fiancée... » et, se reprenant aussitôt : « Thérèse,l'êtes-vous toujours, ma fian cée? — Sans doute, mon ami. » A cette réponse, il ne put réprimer un cri de surprise et de joie, il fut comme transfiguré par le bonheur : « Vous l'êtes toujours, répétait-il, vous l'êtes encore ! malgré... malgré cela ?Mais oui. — Vous n'en avez donc pas parlé à vos parents?.... — Pourquoi leur dire vos secrets ? — Oh ! pour vous, Thérèse, je n'ai pas de secrets, je n'en aurai ja mais. — Allonsl nous ne sommes pas encore mariés et vous en avez déjà! — Voulez-vous que je vous explique tout? » Je l'arrêtai. Quoi qu'il m'eût dit, je sentais que je ne l'aurais pas entière ment cru : « Non, ne m'expliquez rien. Si vous me jurez que vous m'aimez, rien que moi, Thérèse, que vous m'ai mez en fiancé, en mari, je vous aime assez, Jean, pour ne pas vous en deman der davantage. Mais il faut que j'aie la confiance, la grande confiance, donnez^ la moi. » Je m'étais assise, il se jeta à mes ge noux : «#Je vous jure que je vous aime, que je Vous adore, que je n'aime et n'a dore que vous, et que je vous raconte rai tout dès que nous serons seuls, seuls tqut à fait, seuls dans cinq jours, seuls là-bas, partis pour notre cher voyage ! » Voyant que je me taisais, il a continué, en parlant plus _ bas. Ah l comme il a parlé, qu'il a dit de choses touchan tes, nobles, tendres, jolies, délicates, charmantes et belles ! des choses qui me causaient une sensation de plaisir si dé...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

En savoir plus
Données de classification
  • dubourg
  • fallières
  • ribot
  • de guaita
  • huillard
  • orsat
  • herz
  • morellet
  • stowe
  • gervais
  • paris
  • panama
  • france
  • angers
  • la seine
  • europe
  • orléans
  • angleterre
  • algérie
  • joseph
  • sénat
  • union postale
  • drouot
  • institut de technologie
  • cour de cassation
  • cour des comptes
  • consei
  • p. m.