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Le Figaro, 16 avril 1908

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Le Figaro
16 avril 1908


Extrait du journal

plus incompréhensible, de plus mysté rieux qu'une rue? Qu'est-ce qu'une rue? Un espace bordé de chaque côté par des maisons... Les maisons, les effrayantes maisons ! Ces quatre murs faits pour contenir, exas pérer et cacher les drames, les douleurs, les joies, les pensées silencieuses, ces murs entre lesquels on naît et on meurt, entre lesquels on :aime et on hait avec une intensité accrue par le rapproche ment!... Une maison, c'est toujours plein d'adversaires et.de complices, là dedans vivent ensemble .étroitement, des maî tres et des1, serviteurs armés les uns contre les autres, des maris et des femmes qui attendent l'occasion d'un divorce, et des familles unies et correc tes dans lesquelles les enfants aspirent à glisser hors de l'autorité des parents, et lés parents à entraver la liberté des enfants. Derrière ces murs, il y a de braves personnes qui guettent la mort de leurs aînés, des ambitieux au vouloir surtendu qui édifient une fortune, d'au-, très qui défont la leur ; il y a des gens qui s'adorent, beaucoup de gens qui se détestent, et une immense quantité de gens qui, pour continuer d'habiter en^ semble, doivent se tromper mutuelle ment et sans cesse; Quand on ouvre les fenêtres, il s'en échappe de la frénésie, du désespoir, du mensonge, des remords, d'admirables rêves et de criminels projets. Le miasme puissaritdes passions humaines, concen trées par le resserrement physique, se répand et sature I'atmosphèreextérieure. L'âme d'une plaine est innocente et vague, cela se conçoit. Mais l'âme d'une rue étreinte par ces maisons, ardentes, qu'elle est compliquée, perverse, forte et redoutable ! * • Elle subit les maisons, cette rue, mais elle leur résiste aussi. Elle réagit contre les poisons et les vifs courants que font les vies coupables et salies, les vies décentes et égoïstes, les vies pures et passionnées. Elle est différente des mai sons opprimantes et dès qu'on y a mis le pied on devientdifférentde soi-même. *** * . Dans la rue on a d'autres nerfs, une autre manière de penser, presque un autre cœur qu'entre des murs. La rue est le domaine du pauvre, il s'y sent chez lui, il n'a point de gène,il s'affirme, il tient de la place. Le riche, au contraire, se trouve moins protégé qu'il ne l'est dans les endroits clos ; ses supériorités sociales n'ont plus d'action efficace parmi les inconnus qu'il frôle,,il fait ins tinctivement Appel à ses supériorité;» .in dividuelles. 11 pense à ses muscles, d'une façon obscure, et comme y pense, sans le savoir, l'homme qui suppose une at taque possible. "L'esprit de combativité, de méfiance et de rivalité est en lui, prêt à surgir de la préoccupation ou de la dis traction momentanées. La rue rend irritable. On supporterait un coudoiement dans un salon, ou ne le supporte p'is sur le trottoir. Si, on parle eri marchant, on dit ce qu'on vont dire d'une manière plus directe et plus brève qu'on ne ferait en causant près d'une cheminée. Il semble qu'on ait hâte de s'exprimer avant la survenue de quelque brusque incident. Les hommes regar dent les femmes avec une audace plus rude, les femmes leur rendent un regard plus hardi. On est soupçonneux. Si on s'occupe des passants, c'est pour leur trouver l'air de gens qui vont où, sans doute, ils feraient mieux de ne pas aller. Leurs intentions paraissent suspectes. En voit-on un arrêté, il devient aussitôt l'objet d'une masse de suppositions dé sobligeantes : c'est un policier qui guette, ou un imbécile qui attend une femme — et certainement elle ne viendra pas ! — ou bien c'est ùn cambrioleur qui étudie l'immeuble où il veut faire un coup. On se retourne pour voir encore l'individu arrêté. Que fait-il là ? Rien que de mal honnête, évidemment. *** La rue agit. Elle réveille le sauvage primitif dans l'homme civilisé, contenu, poli par les ' contraintes. Lui, dont les besoins sont satisfaits et que rien ne menace, il se souvient d'avoir été celui qui devait à chaque minute défendre sa vie et son butin. Il a un visage bien plus intense que celui qu'il montre à son foyer. Même s'il est un rêveur allant au hasard et poursuivant une image inté rieure, on découvre au fond de ses yeux vagues une lueur qu'on n'y verrait pas s'il était assis dans une chambre. Cheç lui comme chez les autres, la rue a fait son impérieuse sommation et ordonné la mise en défense. Le passant de la rue est habité par l'ancêtre des cavernes. Il rend inquié tante cette rue qui l'a rendu inquiet. Lui et elle se complètent et font uq specta cle d'un sens puissant. Tous les passants sont tels, aussi nul passant n'est-il entièrement banal. Il a plus de songes et de possibilités qu'il ne devijje, l'individu tranquille qui va, songeant-à ses affaires et se garant des voi tures... *** Voyez ce monsieur qui suit cette dame... Le monsieur n'a pas beaucoup de chances de réussir dans son entreprise, mais de grandes chances d'être ridicule. Il le sait, n'importe, il s'acharne. Et la dame? La.dame a peur. Cela l'amuse un peu d'être suivie, pourtant elle a peur, unedrôle de peur assez agréable,Et pour quoi a-t-elle peur? Elle ne court pas le moindre danger, la rue est pleine de monde, il fait grand jour... Elle a peur. Que pensez-vous que soient ces gens-là? Un sot et' une sotte? Ah, pas du tout ! Ce sont — pour un moment — des per sonnages préhistoriques. Le monsieur obéit à une mystérieuse mémoire atavi que, il est, tel que vous le voyez, le contemporain et l'émule de ces gens qui traquaient les fauves et emportaient les femmes qu'ils pouvaient. Peut être ne tient-il guère à être, favorablement-" ac...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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