Extrait du journal

Que l'Exposition internationale de Chi cago ait réussi, ou non, ce n'est pas ce qui sera examiné, et il suffira de lire les comptes-rendus qui nous ont été et nous seront envoyés de là-bas par les journalistes et littérateurs parisiens, tel Octave Uzanne en ce journal, partis pour être les témoins de ce grand drame industriel. Mais, en mettant les choses au pis, qu'il y ait échec relatif ou absolu des combi naisons, des forces, des décors, par les quels les Américains du Nord ont voulu éblouir le monde, cet échec ne ferait que donner une signification nouvelle à ce trait du caractère américain qui est la faculté de conception rapide.Us veulent finir vite, et ils commencent vite, quitte à ne pas toujours terminer, ils se lan cent sur toutes les mers et sur tous les ponts qui enjambent les espaces, même si le naufrage est proche, même si le pont doit s'écrouler. Tant de besognes les pressent I Les instants de la vie sont tellement comptés et dévolus d'avance à une activité qui ne saurait s'arrêter I Ce n'est donc pas cet incident de la vie d'un tel peuple, si colossal qu'il soit, qui sera scruté ici. Il m'a seulement semblé, à la pensée de si grands efforts, à l'évocation de ce Chicago devenu un rendez-vous des nations, qu'il y avait quelque intérêt à scruter notre pensée de vieux Européens devant ces forces jeunes et viriles entrées en scène, et que ce serait déjà un point important de fixé si nous pouvions nous défaire de nos idées conventionnelles, nées des mots vite acceptés, et si nous pouvions resti tuer à ces mots un sens à peu près véridique. Américanisme, — c'est par ce terme, un peu méprisant, avouons-le, que nous nous résumons à nous-mêmes la ma nière d'être des gens de l'autre côté de l'Atlantique. Nous nous sommes fait du Yankee, et de tous les types différents qui se sont agglomérés au Yankee, une idée toute particulière. Nous nous som mes plu à laisser de côté son action, ou à la considérer comme secondaire et grossière, et à mettre surtout en compa raison le cerveau neuf et pratique de l'homme nouveau avec le cerveau de l'homme de chez nous tel que nous pou vons et que nous aimons nous le figurer : un peu fatigué, mais si délicat, si tres saillant et si rempli de choses, reflétant en nuances délicates toutes les manières d'être du passé tombé en poussière] un réceptacle de toutes les idées fanées,fde tous les livres des bibliothèques, de tous les tableaux des musées. En face de l'être traditionnel, histori que, conservé et incertain, dans lequel nous aimons à nous incarner, nous ins tallons de l'autre côté de l'eau, à huit jours de distance du Havre, un rustre riche, bien mis, luxueusement logé, pour lequel le temps c'est de l'argent et les affaires sont les affaires. Nous pour rions bien, en regardant autour de nous, nous apercevoir que les affaires et l'argent ne sont pas précisément délaissés et que la fièvre du gain s'estaccélérée et propa gée depuis les régions de la haùte ban que jusqu'aux couches les plus modes tes de parieurs aux courses. Mais il nous plaît d'incarner cet état d'esprit dans le Yankee et d'en faire l'état d'esprit exclu sivement américain. C'est l'Américain qui sera le gagneur d'argent, le brutal hallùciné qui dédai gne toutes les haltes de l'existence, tou tes les joies de la réflexion et de la con templation, et qui donne tout son temps à dévorer à l'implacable et infatigable génie du comptoir et de l'usine. Presque tous, les Européens instruits, un peu bla sés par tout ce qu'ils ont vu et tout ce qu'ils ont lu, se mettent à l'écart de ce per sonnage ' remuant qu'ils ne tiennent pour bon qu'à charger des bâtiments, qu'à emmagasiner des b^lots, qu'à faire fonctionner des machines, qu'à engrais ser des porcs, qu'à faire couler le pétrole. Il y a sûrement sous ces conclusions une logique secrète qui les commande, et si l'idée que les mots d'Amérique, d'américain, d'américanisme éveillent en nous est ainsi une idée de pratiques basses, d'existences sans horizon, c'est probablement que nous nous trouvons heurtés là par quelque chose d'antipa thique et de fort, dont nous voyons bien qu'il nous est impossible d'avoir raison, et dont nous nous éloignons, boudeurs et ennuyés, en nous armant de réserve hautaine. *** ïî reste à savoir si cette vision de l'Eu ropéen épris de tradition et d'idéalisme n'est pas l'indice d'une fatigue du regard et du vieillissement de l'organisme, physique et moral. Que l'on Veuille bien, sans idées pré conçues, si une telle opération est pos sible, voir par la pensée cet immense territoire de l'Amérique septentrionale, vaste comme la moitié de l'Asie ou le double dé l'Europe, qui se dessine en rtriangle entre l'Atlantique et le Pacifi que, la base cerclant le pôle, de l'Alaska au Groenland, la pointe s'en allant con tourner le golfe du Mexique pour re joindre l'Amérique du Sud. Que l'on songe à tout ce qui s'est élaboré sur cette terre depuis seulement cent ans : les premières colonisations — les afflux de populations — le chiffre des habitants devenu seize fois plus fort, passant de quatre millions à soixante-trois millions en un siècle — le développement inouï de tout, les chemins de fer, pour fixer un seul point, accroissant leur réseau, en certaines décades, de cinquante mille, de cént mille kilomètres— et la création d'une agriculture, d'une industrie — l'Europe rattrapée, dépassée en quel ques bonds. Tout cela, quoi qu'on en ait, est gran diose, et l'on est bien forcé de ratifier le jugement porté par Elisée Reclus après qu'il eut rassemblé tous les documents...