Extrait du journal

Quamd j'ai ouvert, hier matin, mes fenêtres, je vis qu'une floraison nou velle avait poussé dans la nuit. Le bras de Seine qui longe l'île de Puteaux était peuplé de pêcheurs à la ligne. Les uns étaient installés sur des bateaux à fonds plats dont la flottille était déployée en éventail comme l'escadre des forces chrétiennes à la bataille de Lésante. Les autres, moins fortunés, étaient plantés sur la berge comme des saules, dont ils avaient, d'ailleurs, et l'immobilité et la mélancolie. Chacun de ceux-là se dou blait d'un badaud qui se renouvelait de quart d'heure en quart d'heure,, dans l'espoir, toujours déçu, de voir prendre un gardon. Quand la galerie renonçait à ce spectacle, elle s'en allait en haus sant les épaules, d'un mouvement qui voulait dire qu'il faut être idiot pour passer son temps à regarder un bou chon. Aucun ne réfléchissait qu'il faut être encore plus idiot pour passer son temps à regarder quelqu'un qui'regarde un bouchon. J'eus un peu honte d'être celui qui les contemplait tous à la fois et je ne me consolai qu'en pensant que je devais être aussi dans le champ visuel de quelqu'un plus haut placé que moi. Et pour donner le change à celui-là, je fis semblant de m'intéresser au temps qu'il allait faire. Maintenant que la pêche est ouverte, quand M. Lancelot conduira Xavier sur les bords de la Seine, il lui montrera que celui qui pêche est aussi celui qui est regardé péchant et que celui qui regarde pêcher est en même temps celui qui est regardé regardant pêcher. Comme il est enclin à philosopher, il ajoutera sans doute que l'actif et le. passif se balancent dans l'âme humaine, comme dans un bilan de fin d'année. Chacun de nous peut à la fois agir, se voir agir et se sentir vu. Le premier terme le stimule, le second le paralyse et le troisième lui fait faire des prodiges. Ainsi, dira M. Lancelot, la formule des hommes d'action est : « Savoir agir sans se voir et savoir qu'on est vu. » La pêche à la ligne est une plus grande école qu'on ne le croit. James de Coquet....