Extrait du journal

Parmi tous les communiqués que nous rece vons sur les élections, un.hasard a glissé cette lettre, trop sincère pour que son auteur ait voulu la rendre publique. Nous .espérons qu'il nous pardonnera (et sa destinataire aussi) d'avoir cédé à la tentation d'en faire une « lettre ouverte ». Nos lecteurs, en tout cas, nous en sommes persuadés, nous en féliciteront. , Ma chère femme, . Je viens de terminer mon dix-neuvième ar ticle dont la signature n'est pas encore sèche parce qu'elle est très longue : « Un électeur radical de 1906 absolument écœuré '». Le re ceveur, des contributions, l'agent voyer et le vétérinaire jouent un piquet pour me laisser inventer, m'ont-ils dit, « un petit post-scriptum bien tapé ». La caissière de notre cafépermanénee me contemple avec admiration. Je me dépêche de t'écrire avant l'arrivée du patron. Déjà trois semaines de campagne électo rale. Encore huit jours avant le Scrutin. Tous aux urnes... Pardonne-moi. L'agent voyer me regardait, machinalement je suis rede venu son interprète... Oui, encore huit jours, ma chérie, prends patience. Le ballottage est impossible dans cette ^circonscription. Et le choix des électeurs est fait. Nous triomphe rons à deux mille voix... Attends, je vais tourner le dos au receveur des contributions qui, d'un regard magnétique, m'impose ses convictions. - — -. - • Oui, ne crois pas, ma chère femme, que je vais t'expliquer notre situation politique. Tant de vénérables républicains ont adressé aux grands journaux ces longues lettres que nous ne lisions pas.... Que-je-te. dise, simplement et • rôti?- -:<-le -patron -est : tout-a- fait content;-nouspasserons cette année de belles vacances dans le petit coin de JJreta-gne que nous avions dé couvert, l'année passée,, s.ur l'atlas de géo graphie. Tu vois que j'ai bien fait d'abandonner les grands magasins de la place Dàuphine, malgré les récriminations de ta mère. J'y serais encore petit comptable a r8o francs, avec, les huit .jours de vacances qui nous permettraient-' de retourner en Beàuce, -chez-mes parents. Tan dis que la littérature nous offrira un mois à la mèr. Hein ? comme ça. a marché, après les six mois de misère classique ! Ces trois bibliographies, ces deux conférences et cet engagement pour la campagne électorale. Re mercie encore Joseph, si tu le rencontres. Je viens de passer; trois bonnes semaines avec le seul regret que la femme du patron ne se soit pas présentée, féministe, contre son mari, et ne t'ait pas engagée comme se crétaire. Si tu savais ce que c'est drôle, la politique ! On est tout le temps par les chemins. Du matin au soir, on roule en automobile à travers des coteaux et des vallons qui chan tent le printemps. Tu sais, les betteraves se ront exceptionnelles, cette année : les feuilles sont déjà d'une force...Et les blés vont bien. Il y aura également beaucoup de fruits, telle ment les arbres ont des fleurs ! Le patron se met à côté du chauffeur pour lui indiquer les routes, pour dire bonjour plus démocratiquement aux cantonniers et aux cabaretiers. Moi je suis tout seul à l'arrière. Je peux regarder à droite et à gauche. Je suis censé récapituler, avant l'arrivée dans chaque commune, les -questions d'intérêt local : une fontaine, la séparation des maisons d'écoles, le buste de-la République pour la mairie, etc. Mais je n'accorde ma sollicitude qu'aux vil lages qui sont jolis. Quand j'en découvre un, à mi-coteau, qui a un beau gilet de cultures rayées et un petit bois comme manteau, je ne pense qu'à lui faire des cadeaux. Il arrive ainsi que le patron, pendant sa conférence, promet beaucoup plus qu'on ne lui demandait. En revenant, il est surpris d!avoir reçu un accueil, aussi flatteur, et il ne songe pas à m'en re mercier. Je n'ai pas à me plaindre de lui. A Paris, il me semblait un peu commun ; au grand air, il a pris le ton de la campagne, il est rede venu pareil aux habitants de son arrondisse ment, et, vraiment,il les représente très bien. On ne devrait jamais faire venir les députés à Paris. Ainsi, il est spirituel. L'autre jour, notre afficheur — on dit que c'est un mauvais su jet — a trouvé sur notre table de la monnaie et l'a mise dans sa poche. Je lui ai demandé de restituer. Il est parti en disant : « Mais, moi aussi, je fais une politique de liquidations ». Le patron en a beaucoup ri et m'a confié : « En voilà au moins un. qui ne me reprochera pas d'avoir voté les quinze mille !» J'oubliais de te dire que j'ai passé deux jours avec le sous-préfet. Il ne fait plus de vers. C'est ce Marix qui nous avait donné deux places pour l'Odéon quand ïl était atta ché, avec Joseph, aux colonies. A. cause de lui j'ai eu une gratification de cent francs. Avanthier, notre adversaire reprochait au patron d'avoir été élevé chez les mariâtes. Le patron ne savait que répondre. Alors, moi, j'ai trouvé une riposte merveilleuse : j'ai écrit dans Vindépendant : « Comment M. Dodon peut-il parler ainsi, lui qui est le fils de son père ! » Or, M. Dodon père était un si brave homme, que M. Dodon fils et concurrent - n!a rien trouvé à répondre.,. Il a avoué... Quel succès !. Ça me fait penser qu'il faut que j'insiste. Ce sera le post-scriptum .bien. tapé qu-'attendeiit le receveur, le vétérinaire et l'agent-voyer... Adieu, ma chère petite femme, à bientôt. De main, nous organisons une grande réunion contradictoire dans uu gros b.ourg,. à mille...