Extrait du journal

CHRONIQUE AL' DES JEUNES FILLES NUES Par JÉRÔME, dè J'Académie Française et JEAN THARAUD EN voyant tous ces jours, sur la plage, jeunes femmes et jeunes filles à peu près aussi peu vêtues qu'Eve dans le Paradis terrestre, je comprenais de reste le prodigieux discrédit où est tombé le roman de Paul et Virginie, qui naguère suscita un-si grand enthousiasme. Gomment les naïades que je voyais, sinon toujours belles, hélas ! du moins si parfaitement à leur aise dans leur simple appareil, pouvaient-elles ' admettre, un . instant, qu'une de leurs sœurs eût préféré mourir plutôt que de retirer sa robe pour se jeter à l'èau ? C'était là d'ailleurs une question qu'aucune d'elles • ne devait se. poser, car aucune certainement n'avait même eu l'idée d'ouvrir : le roman de Bernardin. Pour ma part, je l'ai toujours grandement admiré, non seulement parce que cette histoire, merveilleusement écrite est le premier échantillon d'une, litjérature exoti que, qui devait donher tant de beaux,fruits, de Chateau briand à Pierre Loti, mais encore et surtout parce que j'y ai toujours senti la peinture la plus exacte, et la moins convenue, de notre société à la fin du dix-huitième siècle. Et voilà que le hasard vient confirmer, sur un point très précis, l'impression que j'ai toujours eue, què Paul et Virginie était un roman réaliste. Pour m'aider à préparer mon discours de réception È. l'Académie, Mme Joseph Bédier a eu la bonne grâce de me confier une histoire manuscrite de la famille de' son mari, rédigée par le grand-père de l'auteur des Légen des épiques. Or, dans ce récit de famille,-je découvre que Virginie était apparentée aux Bédier, installés, à l'île Bourbon dès le début du dix-huitième siècle, et j'y lis sa véritable histoire. Elle s'appelait Virginie Caillot ; comme c'était l'usage dans les bonnes familles créoles, on l'avait envoyée en France parfaire son éducation. Son cousin Paul de Villarmoy (parent aussi des Bédier), qui n'en fut jamais amoureux, ainsi que le raconte le roman, était lui aussi venu en France pour la même raison. Les deux jeunes gens revinrent ensemble dans leur île.natale sur le même bateau, le Saint-Géran. Pendant la traversée, un jeune Français, qui allait à Bourbon pour" la première fois, s'éprit d'amour pour Virginie. Comme dans l'histoire de Bernardin, au moment d'entrer dans le port, le SaintGéran, assailli par la tempête, se brisa sur un écueil. Vainement, le jeune Français voulut sauver Virginie : elle refusa obstinément dé quitter ses habits pour- se jeter à l'eau, préférant attendre la mort sur les débris du navire. Le jeune homme alors la quitta et gagna la terre à la nage. Mais aussitôt, ne pouvant se décider à voir périr celle qu'il aimait, il regagna le Saint-Géran, et se mit à supplier de nouveau Virginie de se -laisser sauver. Cette.fois, terrifiée, elle consentit à se débarrasser de ses vêtements les plus gênants; et tous les deux se jetèrent à la mer. Mais il ne put la soutenir longtemps ; ses forces le trahirent, et l'on trouva, le lendemain, leurs deux corps sur le rivage. Quand Bernardin de Saint-Pierre s'arrêta à Bour bon, la catastrophe était récente. Il en recueillit le récit de la bouche de ceux qui en avaient été les témoins im puissants, et s il a donné à son héros le prénom de Paul de Villarmoy, qui n'était pourtant pas le héros du nau frage. c'est qu'il avait besoin, pour la composition de son récit, que le- deux jeunes gens eussent été élevés ' ensemble et que la réalité lui a fourni, sur le Saint-Géran même, ce personnage de cousin. Le vrai héros reste ano nyme, car le grand-père de Bédier a oublié son nom. (Suite page 3, colonnes lèt2J...