Extrait du journal
C H R ON I Q U E LA CHANCE DE GOYA Par JÉRÔME, de l'Académie Française 'et JEAN THARAUD JE connais mal la vie de Goya, et j'ignore quelle part de chance lui fut réservée par le destin. Mais ce que je sais bien, c'est qu'un dieu favorable doit veiller, depuis sa mort, sur son œuvre, et si l'on peut dire aussi, sur lui-même. Pendant la guerre espagnole, j'en ai eu maintes preuves qui m'ont, à la fois, enchanté et entêté dans mon idée. Il y a un peu plus d'un an, lorsque les troupes de Franco repoussaient les républicains vers la. Méditerra née, je suis passé par Fuente de Todos,la Fontaine pour Tous (nom magnifique, en vérité !) qui est, comme cha cun sait, le lieu de naissance de Goya. C'est, au cœur de l'Aragon, un gros bourg accroché au bord d'une falaise, d'où la vue s'étend sur une immense plaine fauve et sans arbres, qui a cette même sorte d'austérité qu'on voit sou vent dans les dessins de l'artiste. L'église où il a été baptisé ouvrait sur le ciel son toit béant, effondré par les bombes. Elle avait aussi1 servi d'écurie, comme le prouvaient les restes de crottin et de paille, pourrie, dont elle était jonchée. Tout autour, sur la petite place, les maisons étaient pareillement écrasées ; mais dans un coin, au milieu de ces ruines, et dominant le bel horizon dont je viens de parler, le ma nument (un simple buste au sommet d'une stèle de gra nit) élevé à Goya, il y a quelques années, par Zuloaga et ses amis, se dressait toujours intact, serein dans la dévastation : le peintre des horreurs de la guerre sen* blait se désintéresser absolument de ce qui se passait autour de lui, et l'on imaginait sans peine ce qu'aurait pu se dire, à ce sujet, un passant qui aurait eu, plus que moi, le goût des réflexions philosophiques... Le village lui-même avait beaucoup souffert. Beau coup de ces pauvres maisons qui avaient résisté aux siè> des, avaient été volatilisées en moins d'Une seconde ; mais la maison natale de Goya, une maison bien simple dont on a fait un petit musée de souvenirs, avait échappé à l'écrasement, à l'incendie : comme le monument, elle était là, sans blessure, et l'on s'étonnait de la voir... Un ami qui arrive de Madrid me raconte qu'il a été visiter l'autre jour l'église de Saint-Isidore, dont la cou> pôle est décorée de fresques par Goya. Il tremblait natu rellement de la trouver dans le même état que l'église de Fuente de Todos, car ce quartier a été systématique ment arrosé par les obus durant des mois et des mois. Hé bien, non ! Saint-Isidore n'aurait pas été trop abîmé. Une bombe ou un obus, je ne sais, a crevé la coupole, détachant une énorme pierre, qui devait former la clef de voûte, mais les fresques de Goya, comme son buste, comme sa maison natale, n'ont pas été touchées. Intacte aussi, sa tombe. Intact, aussi le monument où on le voit, en compagnie de quelques autres grands hom mes espagnols, dans un cimetière de Madrid. Mais voici le plus merveilleux. J'ai raconté, l'autre jour, dans un journal, comment les tableaux du Prado et cent autres objets d'une valeur inestimable (dont la célèbre bible de Saint-Louis conser vée dans le trésor de la.cathédrale de Tolède) avaient été transportés en camions de Madrid à Valence, de Valence à Barcelone, de Barcelone à Figueiras, de Figueiras à Perpignan et, finalement, à Genève, où ils sont en ce mo ment exposés. Parmi les œuvres ainsi arrachées à . la destruction figurent toutes les œuvres de Goya, qui se trouvaient dans le musée. Comme les Velasquez, les Zurbaran, les Eibeira, les Greco (tous les grands maîtres espagnols), les Goya ont erré, pendant des jours, sur les routes, sous la menace des bombardements, hébergés ça et là dans des gîtes de hasard. Que pas un de ces chefs-d'oeuvre n'ait été anéanti au cours de cette extraordinaire randonnée, cela tient du miracle. Mais on peut dire que, dans cette affaire, Goya a subi l'heureux sort qui semble avoir voulu qu'au compte de tous les désastres qu'elle a subis depuis trois ans, l'Espagne n'ait pas à ajouter encore la des truction de tous ses trésors d'art. Là où la chance de notre peintre éclate d'une façon particulière, c'est dans le petit fait que voici : Parmi toutes les merveilles qui erraient ainsi sur les chemins, dans le ronflement des avions, il y avait seize kilomètres de tapisseries. Seize kilomètres, vous m'en tendez bien, des plus belles tapisseries du monde, flaman des, françaises, espagnoles... Or, quand le dernier camion fit sa dernière navette pour transporter en France les prodigieux objets, il se heurta aux troupes de Franco, qui barraient déjà la route. Le conducteur, sans hésiter, jeta son camion dans un bois et franchit la frontière par un chemin détourné, portant sur ses épaules deux tapis series qui restaient : c'étaient deux tapisseries de Goya. Jérôme, de l'Académie française, et Jean THARAUD....
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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