Extrait du journal
On avance maintenant dans une rue si étroite qu'on frôle partisans installés de chaque côté dans leur échoppe. Mais ceux-ci, effleurés sans cesse par les passants, ne relèvent jamais la tête. Modestes, assidus, vieux et grisonnants, ils travaillent tous les jours , mais leurs, ancêtres ont servi de modèles aux peintres, ce sont eux, maintenant, qui ressemblent aux figures - des ta bleaux et on croit voir saint Pierre menuisier ou saint André cordonnier. Ainsi par la miséricorde auguste de l'art, il flotte un peu de gloire autour de leur humble labeur, et ils ont presque une auréole. Venise des ruines.—Il fait beau. L'eau est rayée d'ombres comme un ciel de branches; le marbre des palais se fonde hardiment sur les flots, dans cette ville où on a réduit Neptune à n'être qu'une cariatide. Les sons s'écrivent dans l'air harmonieusement, avec toute une fiori ture de musique. La rame de la gondole plonge et replonge dans l'eau comme un grand coupe-papier dans un livre. Nous laisserons, pour un jour, les chefsd'œuvre précis de l'art, et, dans la ville aux lignes mouvantes, nous cherche rons les ruines et les masures, chefsd'œuvre indistincts du temps. Ce sont les parures suprêmes de Venise. Sur ces vieilles maisons dégradées, la misère se tourne en faste, et les maladies de la pierre deviennent splendeur. Toutes les tentures dont on ornait ces palais, ils se les redonnent eux-mêmes. Il y a sur le mur décomposé des plaques et des écail les, plusieurs épaisseurs qui se rongent l'une l'autre. Comme on voit, sur une carte, les royaumes se pénétrer, il sem ble que ce soit ici la grande carte des couleurs et qu'on y voie l'empire du rouge, celui du bleu, les provinces subtiles du gris et du mauve. Sur cette façade toute croustillante de jaune, des traînées vertes courent coftime une fuite de lézards. Un noir in sidieux pénètre dans ces mélanges. Sous la fenêtre s'élève, un rose si indicible, qu'on voudrait .pouvoir l'isoler ët le re tenir. On dirait que ces briques ont sur elles le souvenir coloré de tous les jours disparus, des soirs, des midis, des in nombrables aurores, et que c'est là la fresque des saisons,-des ans, des siècles. Quelques linges flottent là-dessus, comme les bannières de cette misère. Ce ne sont même plus des façades^c'est quelque chose d'ignoble et de luxueux, ce sont toutes les treilles d&'la moisis sure epurapt et se dentelant sur ces bri ques " avec leurs " partipTèS" cramoisis, leurs vrilles crochues, leurs grappes confuses et toute cette décrépitude est comme un prodigieux automne des mu railles. Voici le soir. L'ombre s'insinue.comme un serpent dans les canaux, mais làhaut le, ciel est blanc et vide. C'est l'heure où le bruit des cloches y roule avec une magnifique rondeur, et où fangélus re tentissant se dresse sur Venise ainsi qu'un grand trophée d'harmonie. Mais ce fracas grandiose là-haut n'empêche pas ici le silence de se faire et de se las ser. Des lueurs fardent et découpent l'obscurité, une maison avance, une autre recule. C'est l'heure où l'eau monte, chuchote et enfle ; elle tapote le bas des murailles, se froisse gentiment sous les petits ponts, et abonde mystérieusement comme si on en ajoutait par-dessous, comme s'il y avait des sources au fond des canaux. Elle se hausse vers le seuil marin des palais. Les portes des rues' semblent n'attendre toujours qu'un visi teur banal' ; celles-ci ont, une attente plus féerique et plus taciturne. Il semble qu'un hôte imprévu va venir y débar quer. Et, en attendant, c'est i'eau qui gravit leurs marches, avec un bruit furtif et câlin; avec de petits flots ourlés, comme si elle montait ces escaliers avec des lèvres. ' *** Venise d'un soir. .— Le jour avait été très clair, mais nous ne pouvions devi ner qu'il réservât un tel soir. Déjà, tout à l'heure, de beaux nuages de parade se sont portés au bas du ciel comme ces gardes qui prennent leur faction, pour une fête, devant un palais. Déjà l'eau se teintait si -précieusement autour de la gondole, qu'on eût voulu retenir celle-ci, tant on craignait qu'en avançant elle fauchât toute cette prairie de nuances. Nous essayions de fixer ces teintes'avec des mots, de dire : c'est gris, c'est bleu, c'est de tel ou de tel mauve, mais il est des instants où pour atteindre la beauté des choses tous les termes sont trop courts et ressemblent à ces gaules qui n'arrivent pas jusqu'aux fruits qu'on voudrait cueillir. Maintenant nous regardons le soir dans son ampleur, de la terrasse des jardins Eaden. On dirait que le ciel est plus spacieux quand le soleil s'en est absenté. Sur tout règne une clarté sans rayons, si démesurément éten due qu'il semble qu'on sente ses yeux trop petits, et l'on voudrait les élar gir pour qu'ils pussent refléter tout le pâle éblouissement du crépuscule. L'espace entier est épanoui. La lagune apparaît unie, avec ses îles, et tout semble recevoir du ciel'une sorte de paix inouïe et d'étonnement sacré. Un cou vent lointain, extasié, est blanc comme s'il avait une robe blanche. Le reflet du croissant, à peine déformé, a l'air d'un petit poignard arabe. Il semble que du monde ordinaire, usé, coutumier, ait jailli un univers nouveau, dans sa beauté insolite ; il semble que cet instant ne se dissoudra pas comme les autres, et que par sa perfection même il va obtenir d'être éternel ; tout est trop beau, il ne faut plus rien changer au monde; un pêcheur est là dans sa barque, découpé en noir sur l'eau pâle, et si providen tiellement placé qu'on voudrait le sup plier de ne pas bouger, de ne pas faire -un geste^ui déchirerait le chef-d'œuvre....
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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