Extrait du journal

Après le dîner, je regarde les danseurs dans le hall de l'hôtel. Il y a là des gens de tous les âges et de presque tous les pays. La plu part manquent de grâce ; mais la danse est devenue un exercice si commun qu'on ne songe plus à observer ceux qui s'y livrent ; parmi les couples que je vois ici, quelques-uns sont comiques tout à leur aise, sans que personne y prenne garde, et cette sécurité même donne à leur divertissement quelque chose de pai sible et de débonnaire. Pour beaucoup de ceux qui remuent ainsi, la danse n'est que la gymnas tique du soir ; certains rattrapent le retard qu'ils ont sur le rythme par de petits sauts ; un danseur mondain, très brun, remplit sans joie son office, et son visage presque vert apparaît comme une lune ennuyée au-dessus de la grosse dame qu'il meut comme un monde. Soudain, à travers les autres, un couple s'élance, qui semble faire une chose toute différente de ceux qui l'entourent : en effet, il danse. L'homme est un vieux monsieur, grand, svelte, très souple, et dont je croirais volontiers qu'il est Viennois, à sa façon de valser et à un certain air de bonne compagnie répandu sur sa personne ; la dame non plus n'est pas toute jeune, mais cela fait qu'ils n'en dégagent que mieux le charme pur de la danse, ce jeu des corps délivrés de leur poids, réconciliés avec l'harmonie universelle ; à la fois libres et unis, toujours d'accord avec eux-mêmes et avec la musique, ils brodent sur le canevas qu'elle leur fournit mille variations légères ; je re garde, presque ravi, leurs pieds jouer comme des oiseaux ; les autres couples, autour d'eux, semblent engagés dans un labeur prosaïque, occupés à un exercice qui n'est pas joli et ne rime à rien. Et moi, l'âme trop béate pour aller jusqu'à une pensée, assez aise cependant d'attraper sans effort quelque chose qui y res semble, je me dis : il y a très peu de dan seurs qui dansent ; et j'ajoute, entraîné par la facilité de la répétition ! il y a très peu d'écrivains qui écrivent ; 3 y a très peu d'amants qui aiment ; fl y a très peu de vivants qui vivent— Maintenant, comme les deux excellents dan seurs se reposent, c'est vers la musique que je me retourne. Dolents ou saccadés, les airs que j'écoute expriment ce lâche désir qu'a l'homme moderne de tomber au-dessous de soi, de retrouver la sauvagerie et la simplicité pri mitives. Tous ont une basse douceur à laquelle iJ est difficile de ne pas céder. Mais parfois un d'eux, sans qu'on sache pourquoi, s'imposant par-dessus tous les autres, exerce partout sa magie et, amant insolent, prend par la taille l'âme humaine. Il règne, pendant six mois, en Europe et en Amérique, dans les hôtels d'Aus tralie et d'Extrême-Orient, comme sur les grands bateaux qui traversent les océans et où les danseurs, en sortant des salles éclairées, re voient soudain la mer inquiète et ténébreuse qu'ils avaient oubliée. J'aime ce genre de mu sique et. la vile langueur qu'il procure. J'écoute en ce moment un air où la partie de saxo phone est développée ; j'ai un faible pour cet instrument ; il gémit d'une voix enrouée, ti mide et naïve ; il me semble entendre une bête grosse et maladroite, un monstre sans méchanceté, qui. blessé par l'Amour, se plaint ingénument d'avoir reçu la flèche du dieu. Âbe] Bonnard. I de F Académie française....