Extrait du journal

Alger, 25 avril. Pour celui qui connaît les splendeurs de la Corniche et de Naples, la grande beauté, ici, la grande curiosité, c'est l'Arabe. Tandis que la ville d'Alger est deve nue méconnaissable, tandis que les Van dales du- progrès ont semblé prendre à tâche dé lui enlever sa physionomie et soh caractère, l'Arabe, lui, est resté tout entier. Tel il était le jour de la conquête, tel il est aujourd'hui. Un demi-siècle de domination et de . «progrès» n'a pas eu de prise sur cet enfant du désert. Pour les autres peuples, vivre, c'est se modifier ; pour l'Arabe, c'est continuer. Quand il ne se sent pas lé plus fort, il se replie sur lui-même, et conserve en de dans toute son individualité. Cerné de toutes parts, étranglé par une colonie envahissante, il subsiste en vertu de son immobilité même, dans un état voisin de la ruine, sans qu'on puisse imaginer s'il désespère ou s'il attend. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette race est la plus belle du globe, dans le plps beau vêtement que l'homme ait in venté, plus beau" que la toge des Ro mains, plus beau que la tunique des Grecs... Ce qu'on admirait tant chez Rachel, cette attache de la tête et des mem bres, cette démarche souveraine v ces longsplisretombant droits, on le retrouve partout ici, depuis le kaïd jusqu'au der nier mendiant... En quelque situation qu'il se trouve, par un. privilège singulier, ce peuple échappe au ridicule ; « il y a en lui du La zare et du Job »; sordide sans trivialité, sa: malpropreté touche au grandiose; parfois, même, ses haillons semblent un déguisement, et, sous sa guenille, on peut dire qu'il a toujours l'air d'un roi. Mais, si l'Arabe est extraordinaire au point de vue physique, au point de vue moral il est plus surprenant encore. Etre ^ indéfinissable, dont on peut dire tout le bien et tout le mal. Dès qu'on veut for muler un jugement, dès qu'on veut lui reconnaître une qualité précise, un dé faut évident, à l'instant se présentent certains faits qui démentent tout ce qu'on vient d'affirmer. ; Pour moi, cette surprise a commence dès le premier jour. Le soir de mon ar rivée, je me promenais sur le boulevard, très préoccupé de savoir l'effet qu'avait produit sur ces hommes la défaite du « Père des Croyants ». Je m'approche de l'un d'eux ; • j'engage la conversation commer-je l'aurais fait à Paris, et, après quelques mots sur la mer et la lune, je lui dis à brûle-pourpoint : — Cela a dû vous faire beaucoup de peine, quand vous avez appris la prise, de Constanti nople ? Il était accoudé sur le parapet, la tête enveloppée de ce voile blanc qui, au clair de lune, semble une draperie de marbre de Carrare sur une statue de porphyre. D'abord; il n'a pas l'air de me voir ni de m'entendre. Puis, daignant enfin m'apercevoir : —Et qu'est-ce que te fait, à toi, ce que me fait, à moi, la prise de Constantinople ? Devant ce tutoiement inattendu, de vant cette hauteur dédaigneuse, je recule d'un pas ; mon verbiage parisien s'arrête net, et un peu honteux d'avoir osé abor der un si grand personnage, je vais au café raconter ma mésaventure. r— Je n'ai pas de chance, dis-je, pour débuter je viens de tomber sur un kaïd, un agha, un je ne sais quoi... mais, enfin,-un chef que j'aurai sans doute offpasé. ,...