Extrait du journal
Etre aimé n'est que doux, il faut aimer pour avoir l'illusion du bonheur ; et nul ne sait mieux cette vérité que le célèbre musicien Michel Paz, le seul auteur de valses qu'on puisse nommer après Cho pin. Si l'on connaît quelques-unes de ses bonnes fortunes, ce n'est pas par son in discrétion, — ce délicat artiste est le moins fat des hommes, — mais par la publicité qu'elles ont eue, malgré lui; et les plus ffatteuses sont restées ignorées de tous. Quand le blond Slave aux yeux noirs s'assied au piano et dégante len tement ses belles mains pâles, les fem mes le regardent avec un battement de cœur et se rappellent l'histoire , de cette belle jeune fille russe, dounement re poussée par lui, qui s'est tuée, à Nice, en s'attachant sur le nez et* sur la bouche une poignée d'ouate trempée dans du chloroforme ; mais elles ne se doutent pas que le chiffre du fin mouchoir, au quel le compositeur s'essuie, les doigts avant de ; préluder, a été brodé avec les cheveux d'une altesse. Michel Paz a refusé les deux millions de dot de la jeune russe comme il s'est dérobé là-'bas, dans le Nord, au royal adultère qui s'offrait à lui. Il a fait. cela sans aucun mérite, il n'aimait pas. Mais -que de fois n'a-t-il pas cédé, cet homme d'imagination voluptueuse et mélanco lique ? A combien de femmes n'a-t-il pas abandonné sa vie, rarement par yanité, assez souvent par caprice du désir, pres que toujours par surprise, par attendris sement du cœur, — hélag 1 jamais par amour. Et pourtant, si ! Il a été amoureuxpour de bon, jadis, il y a bien longtemps, lors qu'il courait le cash et à travers les boues de Paris et qu'il était, le soir, timbalier à l'Ambigu. Ah I le triste, l'horrible amour ? Pour une actrice de dixième ordre, pour une . fille entretenue I Avec toutes les hontes et tous les dégoûts du partage, avec les jalousies impuissantes et rageuses de l'amant pauvre, à qui la comédienne, aux heures d'indulgence, jetait, de sa voix menteuse, comme un os à rongçr, cette phrase qui le crucifiait : — Qu'est-ce que ça peut te faire, puis que je n'aime que toi t Il a brisé cette châîne après plusieurs années d'esclavage, au moment où la gloire lui souriait, et où sa Valse des Nixes entraînait en même temps dans son rhythme tourbillonnant les femmes en robes de cour sur le parquet ciré de Compiègne et les grisettes en toilettes de deux sous sur les planches poussié reuses de L'Elysée-Montmartre. Depuis lors, il est devenu le fameux Michel Paz; ii a parcouru l'Europe en donnant des concerts et il a rapporté, pôle-môle au fond de sa malle, des billets doux dans toutes les langues et des ordres de tous les pays. Mais ayant sucé dans sa jeu"nesse un lait amer et fortifiant aux ma melles de la bonne nourrice Pauvreté, il est demeuré un homme simple et sans sottise. Il ne porte jamais sa brochette, et, quand il relit ses vieilles lettres d'a mour et qu'il revit par le souvenir toutes ces liaisons d'un an ou d'un jour, dans lesquelles s'est usée sa vie, il se rappelle souvent, avec un regret dont il rougit, lc6 soirs d'hiver où, après le spectacle, pauvre musicien de théâtre, il courait se poster, dans la rue basse, près de l'en trée des artistes, les pieds dans la boue, attendant cette femme qui, les troisquarts du temps, s'en allait au bras d'un autre homme, et qu'il avait aimée pour tant, aimée à en vouloir mourir. — Il n'y .a de bonheur que pour celui, "qui aime,. se dit alors Michel, en proie au spleen cruel du libertin .'sentimental, et il sent monter à ses yeux la larme qui ne coule pas, la larme rare et doulou reuse des gens nerveux. #*# C'est dans cet état d'âme que, l'an der nier, chassé des bains de mer par le mauvais temps, Michel Paz se trouvait à Paris, dans le Paris désert du mois de septembre. Un jour.'que, selon son habitude, il flânait sans savoir où, en poursuivant une mélodie rebelle, il fut réveillé en sursaut par. le martial accord d'un or chestre de cuivres,, et il s'aperçut que le hasard de la promenade l'avait mené jusqu'au Luxembourg, près de la fon taine Médicis, où la musique militaire donne en été, vers cinq heures du soir, des concerts en plein vent. La brutale fanfare avait chassé sa rê verie. Il alla jusqu'à la terrasse voisine, s'accouda à la balustrade, admira le vieux palais italien, le bassin où glissaient deux cygnes, les promeneurs marchant le long des boulingrins, le beau ciel pommelé et. truité de l'arrière-saison ; puis, tout à coup, il vit à deux pas de lui, assise sur une chaise de paille, une jeune femme qui le regardait avec une attention singulière. Une fine et charmante blonde, à teint de rousse, avec des yeux d'or et un joli nez droit, aux narines passionnées. Et quel air sage et décent dans sa correcte toilette, chapeau et corsage de velours bleu et jupe d'étoffe anglaise à carreaux 1 Et quelle grâce dans le geste de son bras un peu grêle, ganté de Suède jusqu'au coude, et de sa main posée sur la bé quille de porcelaine de son en-tout-cas ! Au premier coup d'œil de Michel, la jeune femme rougit, honteuse de sa cu riosité surprise. Mais le musicien avait mis.son chapeau à la main. — Aurais-je eu le-plaisir de vous voir déjà, madame, et aurais-je le malheur de ne pas vous reconnaître ? Elle devint pourpre de confusion et murmura, en baissant les yeux : — Non, monsieur, vous ne me con naissez pas... C'est moi qui vous connais. Il s'assit auprès d'elle ; on causa. Elle l'avait vu, il ,y avait trois ans, une seule fois, au conceft Colonne, le jour où il avait conduit lui-même sa Suite d'or chestre. Et Michel,' flatté, rapprochait sa chaise. Comment I elle ne l'avait : vu qu'une seule fois et elle ne l'avait pas oublié. Qui donc ; était-elle ? — Oh ! rieil d'extraordinaire. Elle ' s'appelait Lucie ; elle demeurait tout, près, G£y-Ï*u^...
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
En savoir plus Données de classification - reclus
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