Extrait du journal

J'avais vingt-six ans quand Pierre m'a épousée; j'en ai trente-quatre aujourd hui. Il faut que vous connaissiez l'histoire succincte de nos huit années de vie commune pour bien comprendre ce que j'aurai à vous dire ensuite. Un hasard de voisinage me fit connaître Pierre dans la maison de la rue de Trévise où nous habitions porte à porte, lui tout seul, suivait les cours de musique au Conservatoire, moi humble Institutrice courant le cachet tout le jour, et ne rentrant que le soir dans le pauvre appartement où m'attendait ma mère. Pierre, qui à présent est un si beau et si brillant garçon, avait alors presque l'apparence d'un enfant. Il avait, d'ailleurs, a peine passé vingt-deux ans; mais il n'en paraissait guère plus de dix-huit. Il était maigre, il était pâle, il toussait : il nous fit pitié. Nous prîmes l'habitude, ma mère et moi, de nous occuper un peu de Ini, de son mânage, de son linge; il vint souvent dîner avec nous ; parfois aussi nous passions la soirée chez lui : il nous jouait ses compositions sur un mauvais piano qu'il avait loué; ma mère ne lui trouvait pas beaucoup de talent; mais moi, je devinais bien déjà qu'il avait du génie. Que vous dirai-je, mon enfant? A cette vie presque commune, nos deux coeurs se prirent. Pierre me déclara qu'il voulait m'épouser. Je ne lui cachai pas (et je ne me le cachais pas à moi-même) tous les inconvénients d'un mariage qui unissait deux misères, et donnait In à Pierre une femme plus âgée que lui de quatre années. Rien ne put changer sa résolution : moi, je l'aimais trop pour le contrarier bien longtemps....