Extrait du journal

Une séparation eût été bien pénible, je doute même que le colonel eût consenti à se séparer de son idole sa grande filleule de quinze ans. Quand je dis grande filleule, j’emploie une métaphore ; je n’étais ni grande, ni forte. Ma taille, au-dessous de la moyenne, présentait encore les imperfections de l’adolescence. Mon teint avait gardé sa blancheur mate, ma voix, son timbre enfantin, et je n’étais pas jolie, bien que j’eusse petit pied, petite main et opulente chevelure ondée et frisée. Le seul attrait de mon physique était l’expression mobile de mes grands yeux bruns, dans les quels se reflétait l’analyse des sensations de ma nature primesautière. Moralement, je n’avais pas beaucoup plus gagné. Je me ressentais de mon éducation et du milieu où je vivais. Frayant un monde cosmopolite, le contact de tous les genres de caractères restait sans influence sur le mien. Ladiversitéen annulait les effets ; et, dans un conflit journalier d’opinions, de principes et d’idées contradictoires, incapable de distin guer le vrai du faux et de faire mon profit de ceux qui étaient droits et justes, comme ma perte de ceux qui étaient erronés et mauvais, je n’en adoptai aucun ; et, ni meilleure ni pire, je demeurai à peu près la même. La spontanéité, le trait saillant de mon carac tère, en était naturellement toujours le prin cipal défaut ou le don heureux, suivant le mobile qui la provoquait. Vive, gaie, pétulante, alouette de la maison, chantant du matin au soir, j’avais, par mes refrains joyeux, mon entrain communicatif, triomphé de la tristesse de mon père. Notre intérieur était paisible ; l’ordre y régnait. Marthe, la domestique qui nous ser vait, l’administrait sagement sous ma direc tion. J’avais pris les renes du petit gouverne ment, et, pour les bien tenir, je prenais mo dèle sur les femmes des officiers, citées...