Extrait du journal

Rennes, 18 août Contrairement à l’attente générale, ce procès manque de physionomie. Les amateurs d’émotions violentes, les femmes surtout, plus nombreuses chaque jour en dépit d’une consigne peu conforme à nos traditions galantes, ne dissimulent pas leur déception. C’est que l’heure du frisson tragique n'est pas encore venue, ou peut-être que le cadre ne s’y prête pas. La déposition du colonel Picquart, dont le prologue nous avait si profondément impressionnés, a tenu toute l'audience. Cette déposition est la clef de voûte de la défense à laquelle, par sa logique serrée, sa puissance de déduction, son ordonnance parfaite, sa documentation abondante, irréfutable, elle apporte un précieux renfort. On s'explique que, dans la solennité propice du huis clos, elle ait pesé d’un poids considérable sur la conscience de la Cour de cassation, qu’elle ait enfoncé l’évidence dans l’esprit de ses membres les plus foncièrement prévenus, et déterminé ce courant unanime qui nous a portés jusqu'à Rennes. Les juges suprêmes de Dreyfus ne se sont pas montrés plus réfractaires, et leur stupeur était manifeste de voir la forteresse de l'accusation, si laborieusement maçonnée, crouler pierre à pierre sous la pioche de ce terrible démolisseur. Par malheur — j’entends au point de vue de l’effet produit sur l’assistance — ils se sont fait un scrupule, très honorable sans doute, mais peut-être excessif, de donner à sa lumineuse argumentation l’allure vivante et colorée d’un interrogatoire, d'y ajouter le...