Extrait du journal

Première neige L'hiver ouvre de bonne heure, cette année. Paris qui, la veille, s'était endormi tout noir de brouillard et de pluie, s'est réveillé, hier matin, tout blanc de neige. Cette transformation su bite s'est accomplie non moins nocturnement que sournoisement, et ni les astrologues du clergé, comme l'abbé Fortin, ni les astronomes de nos multiples observatoires — tous occupés qu'ils sont du grand trou qui vient de s'ouvrir dans le soleil — n'ont pris la peine de nous prévenir par une de ces petites notes, comme ils savent les rédiger, du brutal changement de décor que le ciel nous ménageait. Vanilas vanitalum! tout, jusqu'à la science est vanité. Nous sommes toujours, quoique nous en pensions, les pantins de forces occultes, dont nos calculs et nos prévisions sont le moindre souci et, la boue aux pieds, le froid dans le corps, ratatinés et transis, il ne nous reste, en cette occurence, qu'à regarder la neige plaquer les troncs d'arbre, s'agréger aux branches et aux ramilles, feutrer les -gazons et les toits, tandis que piétons et cochers, pataugeant et maugréant, s'enfoncent et disparaissent dans les perspectives brumeuses des rues et des boulevards. Nous ne sommes pourtant qu'au commence^ ment de la mauvaise saison ; Novembre finit à peine, et, à cette brusque attaque de ' l'hiver, un grand frisson d'inquiétude a traversé les faubourgs. Depuis longtemps déjà, l'opinion publique éveillée a contraint les compagnies de transport de petites voitures, de tramways et d'omnibus à chauffer vaille que vaille leurs maisons rou tantes; pourquoi o'agirait-elle pas de la même façon vis-à-vis des entrepreneurs de maisons stables —j'entends celles qu'ils font bâtir quoti diennement à chaux elà sable par leurs dévoués architectes ? Quand il fait chaud dans les chambres haut perchées, dans les mansardes, sous les toits', que le père et la mère sont au travail, les en fants restés seuls au logis peuvent du moins s'y ébattre, y jouer et s'amuser. La chaleur c'est la vie. Mais quand le froid s'est installé dans les pauvres ménages, qu'il a pénétré la pierre et les métaux, que le charbon trop cher devient chaque jour de plus en plus rare dans le poêle ou la cheminée, une grande stu peur saisit tous ces petits êtres claquemurés ; ils interrompent .leurs jeux, leurs membres s'engourdissent et, pelotonnés les uns contre les autres dans quelque recoin du logis obscur, ils attendent grelottant, sans lumière et sans feu, le retour souvent et tardif du père et de la mère. On élève chaque jour de vastes maisons à Paris, on en construit par an des centaines ; les entrepreneurs de bâtisses sont aux aguets du moindre bout de rue à percer, de la plus mince expropriation à perpétrer, ce qui prouve surabondamment qu'ils y trouvent leur inté rêt. Ne serait-il pas possible de prendre une mesure générale à leur endroit, d'exiger, par exemple, que tout constructeur de maison nou velle — de maison de rapport — fût tenu d'y installer un calorifère ? L'entretien de ce calorifère resterait bien en tendu, à la charge du propriétaire, qui pen dant toute la mauvaise saison, aurait à le main tenir — le concierge aidant — à une tempéra ture de quatorze à seize degrés, avec bouche de chaleuj ouverte dans chaque appartement. Question humanitaire et question sociale, c'est tout un. 11 y a bien des coins par où l'attaquer. Distribuer la chaleur aux malheureux comme on distribue l'eau ii,tout le monde, n'est-ce cas...