Extrait du journal

Eh bien, ça marche, le revolver I Pour une chose ou pour une autre, quelquefois pour rien. Dans les premiers temps, — mettons qu’il y ait une vingtaine d'années, — l'emploi s’expliquait jusqu'à un certain point. Il y avait quelquefois des raisons, surtout des raisons de sentiment ; mais l’affaire a bien changé, car aujourd’hui il n’y a plus de raisons du tout, à moins que des raisons honteuses. Je ne parle même pas de ce mari, en instance de divorce avec sa femme, qni se met à sa recherche, tenant en main un vieux pistolet d’arçon chargé jusqu’à la gueule, la ren contre et fait feu sur elle, presque à bout poitant. Mais l'arme, rouillée, éclate et le blesse grièvement, sans atteindre celle qu'il visait. Le h isard, dans la circonstance, a jugé comme Sa lomon. Mais, c'est un hasard trop rare. Les chevaliers du revolver ne courent généra lement pas de pareilles chances, et je suppose bien que les motifs vils auxquels ils obéissent ne leur vaudront pas la compassion des juges devant lesquels ils comparaîtront nécessaire ment. Leur attentat rentre, cependant, dans la catégorie des crimes dits passionnels, car c’est soi-disant la jalousie qui les guide. Il y faut aussi ajouter autre chose : la suppression de l’alimentation quotidienne, c’est-à-dire la co lère d'un monsieur qui se voit tout d'un coup privé de sa pitance ordinaire et qui,ayant perdu l'habitude de gagner sa vie. s'est accoutumé à trouver le couvert mis, sans payer son écot. CVst le cas de cet individu qui, dans le passage de l’Opéra, vient de blesser peut-être mortelle ment une femme laborieuse qui avait eu le tort de l’accueillir, et qui. voyant un peu tard à qui elle avait affaire, ne laissait plus la clef sur la porte. Crime passionnel ; et d’un ! En voici un autre plus étrange encore, — l’a berration vraiment, toutes les sortes d'aberra tions augmentent de jour en jour! Celui-ci ob sédait de ses assiduités une jeune femme, blanchisseuse de son état, et qui le priait en vain de chercher fortune ailleurs. Mais lui n'en démordait pas ; la froideur et les obstacles aug mentaient, sans aucun doute, son désir, mais en même temps son ressentiment, et voilà qu'un beau jour il se décide à lui demander l’amour ou la vie. Il ne se met pas en embuscade, — il n’est pas pour les moyens détournés, — au con traire, il va droit au but, c'est-à-dire qu'il se rend délibérément au lavoir, aperçoit la récalci trante, se dirige vers elle, la met en demcure.et, sur un nouveau refus, fait feu sur la malheu reuse qui tombe très sérieusement blessée. Que voulez-vous! Le pauvre diable n’a pas pu se voir dédaigne plus longtemps : elle lui résistait, il l’a assassinée! C’est simple comme bonjour. Il y en a probablement d’autres encore, car les journaux, si bien renseignés qu’ils soient, ne peuvent nécessairement pas tout connaître ; mais ces deux-là ne suffisent-ils pas à donner l'idée de la perturbation de plus en plus grave des esprits? Les Antony fin de siècle pullulent, et, par-dessus le marché, ils ne deviennent pas intéressants. Alcooliques et déséquilibrés, voilà ce qu’ils sont. Il y a de l’alcool rue dTJzès.dont je pariais hier ; il y en a autant passage de l'Opéra, et il est bien probable que l’amoureux du lavoir n'était pas maître de sa raison. Ainsi le monde marche vers la sauvagerie, avec une progression croissante, et ces attentats, quelquefois impu nis, presque toujours légèrement réprimés, ne sont pas à l’éloge d’une justice criminelle molle ou indifférente. Et il est en outre permis de se demander comment il se fait qu’en dépit de la loi qui interdit le port d’armes dangereuses,tant de gens ont un revolver dans leur poche....