Extrait du journal
J’ai eu la bonne fortune de me ren contrer récemment avec un officier russe, blessé à la jambe d’un éclat d’obus pendant la bataille de LiaoYang. Sa blessure a été vite guérie ; mais il est désormais impropre au ser vice. C’est un jeune homme qui n’a pas connu l’ennui des garnisons de provin ce, car il n’a quitté l’école des Cadets de Saint-Pétersbourg que pour aller se oattre. Et pourtant il semble être déjà un homme très mûr, comme si les quel ques semaines qu’il a passées en Mand chourie avaient valu, pour lui, des an nées. Je lui ai demandé quelles avaient été ses impressions la première fois qu’il avait vu le feu. il me répondit qu’il avait eu terrible ment peur, et qu’il aurait fui s’il n’a vait été retenu par la crainte de se déshonorer. Il protégeait, avec sa com pagnie, au pied du ne colline, une bat terie établie derrière la crête. L’ennemi ^anonnait vigoureusement la position. — Alors, me dit l’officier, je vérifiai l’exactitude d’une observation que j’ai lue dans les Mémoires d’un officier de votre armée. Les boulets touchaient le sol avant de nous arriver et rebondis saient ; chacun d’eux m’apparaissait dans l’air comme un point noir qui me venait dans l’œil. Il me semblait que les pointeurs ennemis me voyaient dis tinctement et me visaient. Idée absur de, car Russes et Japonais nous étions séparés les uns des autres par des kilo mètres. Ces premières minutes sous le feu sont bien les plus désagréables de ma vie. Je respirai plus librement lors qu'une solnia de cosaques vint s'inter poser entre nous et l’ennemi. Tout le feu des Japonais se concentra sur les cavaliers. A plat ventre, derrière un rocher, je contemplais la charge de nos camarades comme un spectacle. « Chacun son tour », me disais-je. Mais notre capitaine, profitant du répit qui nous était donné, commanda de se por ter en avant. Il fallut se lever, courir 200 mètres dans une plaine nue. Vous ne pouvez vous imaginer, Monsieur, vous qui n’avez jamais assisté à un en gagement, l’état d’esprit du soldat qui s’élance sous les balles d’un ennemi invisible. Il a l’air de courir à l’assaut, à la victoire. La vérité est qu’il fuit, qu’il ftiil en avant. Le danger d'être tué est partout autour de lui, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Nulle raison de s’échapper ici plutôt que là. Il est entraîné par la voix de ses offi ciers et la conscience vague que l’uni que moyen de se délivrer de l’épouvan te est de culbuter l’adversaire. Nul hé roïsme dans la charge, mais le désir forcené de sauver sa vie... Notre capi taine nous arrêta sur la lisière d’un champ de millet. Iæs hommes se cou chèrent aussitôt, cl je les imitai, non pour être moins vulnérable, mais parce que j’étais épuisé de fatigue. Pourtant, depuis le réveil, nous n’avions pas marché plus de deux kilomètres. Seu;e, l’angoisse morale de 1 attente avait usé toutes mes forces. Nous restâmes ,in temps que je ne pus calculer (ma montre s’était arrêtée et j’avais perdu la notion de In durée) à l’abri des haules tiges de millet. Les uns après les autres tous les hommes de ma compa gnie s’écartèrent pour satisfaire un be soin pressant. Je demandai en riant à l’officier rus se s’il connaissait ce mot de Paul-Louis Courier sur les soldats du premier Empire : « On ne saurait s’imaginer combien, dans ce siècle de batailles, il v avait de héros qui faisaient dans •eues chausses. » — .Te ne connaissais pas celte phra se, répondit il, mais je vous en garan tis l’exactitude. La peur est le senti ment le plus naturel à l'homme. Et chez les unies nobles, une des pires souffrances de la bataille est le conflit entre l’instinct de conservation et le sentiment de l'honneur... L’ennemi nous découvrit dans noire champ de millet cl recommença de nous arroser de mitraille. Nous ne bougions pas ; et qui aurait vu, à ce moment-là, notre immobilité et notre silence, aurait pu "croire que nous étions d'impassibles héros.Mais quand l’ordre fut donné par le général à notre compagnie de battre en retraite, nous obéîmes tous avec une hâte qui me permit de mesurer la profondeur de noire angoisse secrète... .le fus blessé vers le soir. Je passai tou te la nuit abandonné sur la terre nue. Ma jambe brisée me faisait cruelle ment souffrir. J’étais dans l’état d’esprit d’un condamné à mort. Car je ne pouvais m'empêcher de croire que ma blessure était mortelle. Ah ! Monsieur, l’homme, dans la pleine possession de 3a santé, est rarement un héros. Mais le blessé, tourmenté par la douleur et la soif, n’est qu’un enfant qui appelle sa mère. Autour de moi gisaient ceux Je mes compagnons atteints par le môarie obus qui m’avait blessé. Quclquesm» avaient eu la chance d être tués sur...
À propos
Fondé en 1873 par Édouard Hervé, Le Soleil était un quotidien conservateur antirépublicain. Avec son prix modique, il cherchait notamment à mettre la main sur un lectorat populaire, audience qu'il n'arrivera toutefois jamais à atteindre du fait de ses orientations politiques. Le succès du journal fut pourtant considérable à une certaine époque, tirant jusqu'à 80 000 exemplaires au cours de l'année 1880.
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