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Le Temps, 17 septembre 1917

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Le Temps
17 septembre 1917


Extrait du journal

Un jour de l’année 1909, une Anglaise, dési gnée 'pour être l’institutrice des enfants du kronprinz allemand, arrivait dans un châ teau des bords du Rhin, les jeunes princes y ayant été amenés de Potsdam, où sévissait une -maladie contagieuse. Une dame la con duisit vers eux, qui-étaient en train de jouer dans le pavillon du « Jeu de Quilles .«. Pour ne 4^s. troubler une partie commencée, les deux personnes s’arrêtèrent entre les piliers qui portent l’édicule. Elles voyaient ce qui s’y pas sait et entendaient ce qu’on y disait. Or, ce n’est pas aux quilles que jouait la progéniture impériale. Au-dessus de l’image en- relief d’une grande ville, l’aîné des enfants dirigeait un Zeppelin minuscule, au moyen d’un cordon attaché au mécanisme intérieur. Après avoir un moment laissé planer l’appareil, il tira un second cordon qu’iltenait de la main gauche; une trappe, au fond de la nacelle, s’ouvrit; des pilules blanches plurent sur la ville. • Alors intervint un jeune lieutenant, sorte de gouverneur militaire des princes. Il constata que la plupart des projectiles étaient tombés sur les espaces verts qui figuraient les parcs, ou bien sur les plaques de mica qui représen taient les pièces d’eau. .11 n’était pas content, le lieutenant : « Encore , moins bien joué que Uatitre fois, dit-il. Vous lancez toujours trop de bombes et aux mauvais endroits. Regardez les taches blanches que mes bombes à moi ont laissées sur des édifices importants de la ville. Tenez, observez bien encore comment je fais. Me voici au-dessus de l’abbaye de Westmins ter... » Mais, à ce moment-là, le troisième fils du kronprinz, un bébé, moins attentif au bombar dement de Londres que l’aîné qui opérait et le cadet qui . regardait, aperçut la dame inconnue et poussa un cri. L’officier se retourna, puis les deux princes; la partie fut interrompue. L’arrivée de’cette-Anglaise'imprévue s—on ne l’attendait pas au jeu de quilles — inter loqua l’officier; il s’inclina en claquant les talons : « Mademoiselle, dit-il, n’allez pas croire que nous nous refusions à vous souhaiter la bienvenue, parce que nous avons joué à dé truire votre capitale. Cela rend le jeu plus at trayant pour des enfants intelligents comme ceux-ci, de leur représenter qu’ils attaquent des villes dont ils connaissent les noms, et dont les entretiennent leurs leçons d’histoire et de géographie. Mais voilà tout, et d’ailleurs, ce jeu est bien innocent. » Poliment, l’Anglaise acquiesçait Elle regar dait la ville en miniature, et s’étonnait de la perfection de l’œuvre jusque dans les détails; du premier coup d’œil, elle avait -reconnu le palais de Buckingham, ses jardins et sa pièce d’eau, le square de Trafalgar et sa colonne en-* tourée de lions, etc. Elle remarqua sur les toits du palais de Buckingham, de la tour de Lon dres et de la Banque d’Angleterre des taches de poudre blanche. Le lieutenant avait bien choisi ses objectifs et les avait atteints. Loquace — peut-être à cause de l’embarras '■qu’il ressentait — il apprit à l’institutrice que ce nouveau jeu de guerre avait été construit par les ordres et sous les yeux dii comte Zeppelin; aussi trouvait-on dans ce travail « l’exactitude -minutieuse » qui caractérise son esprit, « un des- plus scientifiques de l’Allemagne et du siècle ». Enfin, le lieutenant expliqua les règles du jeu : le gagnant était celui qui « causait le plus grand dommage avec la moindre dépense de ’ matériel ». 1 L’Anglaise écoutait avec un vague sourire, je suppose; mais, tout de même, elle ne put s’em pêcher de laisser entendre qu’il ne lui plairait guère d’aider les joueurs à détruire Londres, même en manière de jeu. Le gouverneur se récria : « Oh! non, mademoiselle; certainement nous ne vous'demanderons pas cela, et je dirai aux enfants de ne jamais vous inviter, quand il s’agira de bombarder Londres. Vous pourrez vous mêler à nous, par exemple, quand nous serons à l’œuvre sur Saint-Pétersbourg. » — « Comment, vous avez aussi Saint-Pétersbourg dans votre répertoire! » Ce fut le jeune prince qui répondit : « Mais oui, et aussi-Paris, bien sûr »; et ses yeux brillèrent fièrement. Des valets de pied, après avoir épousseté les monuments saupoudrés, enlevèrent la ville de Londres par morceaux; ils la rangèrent dans une caisse à compartiments. Le lieutenant dé posa le Zeppelin dans une grande boîte, exacte réduction des hangars pour dirigeables. Le prince aîné, chez qui de larges narines frémissantes et une moue habituelle révélaient une nature passionnée, regardait d’un œil fâché ce déménagement. Il aurait voulu reprendre la partie interrompue. Mais le lieutenant avait déclaré le jeu clos. Le prince, « par un mouve ment agressif du menton, témoigna de sa mau vaise humeur ». On lui avait.promis ce jour-là de* le laisser

À propos

Le Temps, nommé en référence au célèbre Times anglais, fut fondé en 1861 par le journaliste Auguste Neffzer ; il en fit le grand organe libéral français. Il se distingue des autres publications par son grand format et son prix, trois fois plus élevé que les autres quotidiens populaires. Son tirage est bien inférieur à son audience, considérable, en particulier auprès des élites politiques et financières.

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