Extrait du journal
DÉRAILLEMENTS L’accident de Lisieux renouvelle un sujet de conversation. Après avoir plaint les victimes de cette affeuse catastrophe, on se demande une foi% : encore s’il n’y aurait pas quelque moyen d’empêcher les chemins de fer de dérailler. Question: louable et recherche qu’il faut encourager, puisque l’une et l’autre ont leur source dans ce qu’il y a de meilleur chez l’homme : la sensibilité, la faculté de s’apitoyer aux douleurs d’autrui. Il est difficile, d’ailleurs| d’imaginer un désastre plus cruel que celui du 15 août, jour de fête pourtant de familles, jour choisi pour un voyage de noces par deux nouveaux mariés qui se trouvaient dans le train du sinistre. Et c’était, par un surcroît d’ironie cruelle, un « train de plaisir » que toutes ces petites gens, tous ces braves gens avaient, pris pour aller passer deux jours de repos aux rives où séjournent, amenés par des « trains de luxe », les heureux de la terre, ceux qui se reposent toujours... On va nous régaler, à propos de cet accident, de conseils pratiques et d’inventions nouvelles. On va s’efforcer de soustraire une fraction minime aux pro babilités de la mort. Réussira-t-on à supprimer le péril ? Non, certes ; et ne nous berçons pas de ce fol espoir. Quand même nous serions les maîtres abso lus de la machine et de la matière; quand même la « hôte de fer » n’aurait pas ses instants de révolte et de défaillance dont les ingénieurs scrutent les cau ses — après coup; quand même nous aurions ré duit la vapeur à l’obéissance tout à fait passive, le problème ne serait pas résolu. Le jour où le train idéal roulera sur des lignes parfaites, sans aucune chance de dérailler ni d’être tamponné, il restera une part d’inconnu, et c’est ce qu’on pourrait appe ler le facteur humain. Conduits par dès hommes, dirigés par des hommes, les trains seront toujours à la merci do la négligence d’un mécanicien ou de la faute d’un aiguilleur. Et même, ces erreurs auront d'autant plus d’importance que la mécanique sera davantage perfectionnée... En attendant, voici venir lés « interpellateurs », gens à tout faire, méde.cins pour toutes maladies. Une bonne interpellation ne rendra pas la vie ou ne raccommodera pas les membres des victimes de Li sieux ; mais elle donnera quelque gloire électorale au député qui viendra démontrer à la tribune qu’un accident mortel est... un accident dans lequel une ou plusieurs personnes ont trouvé la mort. En de hors des interpellateurs « par destination » ou « par profession », on s’étonne de voir des gens distin gués passer un peu la mesure à propos de l’acci dent de Lisieux. On obtiendrait plus d’améliora tions et plus de progrès si l’on n’exagérait point les défauts de nos chemins de fer par des comparaisons qui manquent de justice et d’exactitude. Noùs lisons dans une lettre écrite par un député au ministre des travaux publics que le public français seul sup porté avec patience « les retards, lé désarroi, l’affo lement». Le même député ajoute quo, chaque an née, « les voyageurs étrangers etleursmarchandises adoptent, de préférence aux nôtres, les réseaux bel ges, allemands et italiens ». Gomme tout cela est excessif ! et comme tout ce raisonnement est bâti de déductions fausses I ' H se peut, en effet, que les marchandises pré fèrent des lignes étrangères à des lignes françaises; c’est une question de tarif et une question d’espèce. Mais il s’agit, présentement, des trains de voya geurs : c’est-à-dire de confort, de rapidité et d’exac titude. Or, à ces points de vue, si l’on excepte l’Angle terre, il n’es.t .vraiment agréable .que de voyager sur les lignes françaises. Le retard et le manque d’exac titude sont constants' en Allemagne ; et le tableau indicateur des trains attendus (toujoürs avec une patience exémplaire) est toujours blanc de craie. Pas un voyageur français n’accepterait d’être entassé dans les voitures, comme en Allemagne ou en Au triche, lorsqu’il piaît au chef de train de n’ouvrir les compartiments qu’au fur et à mesure des besoins ; de telle sorte que, dans un convoi de dix wagons, il y en a trois qui sont bondés et sept entièrement vides.Et l’effroyable chauffage des trains allemands! Et la lenteur de tous les trains du continent, hormis la France ! Et le ralentissement réglementaire de tous les trains internationaux, môme les trains, de luxe, dès que la frontière est dépasséeI Et la transformation très fréquente, sans avis préa lable , de deux trains en uii seul, comme cela se voit presque chaque jour eh Allemagne, pour peu qu’une affluence de voyageurs mette un train en re tard! Et les cahots épouvantables subis sur les lignes étrangères, qui font, par eomparaison, que nos, lignes principales nous conduisent à Paris dans un bercement insensible et presque voluptueux ! Et les fantaisies des horaires italiens! Et la puanteur du charbon qu’on brûle, par économie, sur les ré seaux de la péninsule!... , On n’en finirait pas, sur ce chapitre. Et quand il y a tant de justes critiques à faire sur des choses de France, à quoi bon dénigrer ce qui, chez nous, peut supporter avec avantage les comparaisons avec l’é tranger?...
À propos
Le Temps, nommé en référence au célèbre Times anglais, fut fondé en 1861 par le journaliste Auguste Neffzer ; il en fit le grand organe libéral français. Il se distingue des autres publications par son grand format et son prix, trois fois plus élevé que les autres quotidiens populaires. Son tirage est bien inférieur à son audience, considérable, en particulier auprès des élites politiques et financières.
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