Extrait du journal
Bien que j'aie depuis assez longtemps la joie 'de compter dans votre illustre Compagnie plusieurs camarades, et même quelques amis extrêmement chers; bien que je sois d ailleurs un déjà vieux Parisien, familier et friand de toutes les fêtes par lesquelles se manifeste l'âme exquise de Paris et qui sont comme les expositions de ses fleurs spirituelles; bien que je sache, en conséquence, combien est spéciale t recherchée, entre toutes ces fêtes, celle ou l'on intronise un nouvel élu appelé à l'un de vos fauteuils; malgré tant de raisons que j'avais de ne point commettre envers Paris et envers vous lé crime de lèse-majesté dont vous allez entendre l'invraisemblable aveu, je me trouve dans la cruelle obligation de confesser qu'aujourd'hui, pour la première fois, me sont offerts le régal et rhonneur d'assister à une réception académique. Permettez-moi cependant, messieurs, si peu innocent que je semble, de plaider résolument non-coupable, et de tâcher à vous persuader que cette bizarre abstention, loin d'encourir votre blâme, doit plutôt me devenir un titre de plus à votre indulgence. Vous avez bien voulu me la manifester déjà, cette indulgence, et à deux reprises, par l'attribution de prix non sollicités. Vous avez daigné naguère y mettre le comble sn m'accordant des suffrages qui me font désormais l'un des vôtres. Souffrez que je vous en rende grâces de la meilleure façon qui soit, sans fausse rhétorique non plus que fausse modestie, mais avec cette simple affirmation en toute ingénue sincérité, à savoir que mon apparente indifférence touchant les choses qui vous intéressent était un véritable tribut d'hommages silencieusement payé à la gloire imposante votre maison par la sauvagerie mal policée de ma Muse, et que cette sauvagerie même, parce qu'elle se jugeait peu digne de votre haute tenue, prouvait ainsi d'autant mieux quel sentiment j'avais, net et profond, de tout ce que représente l'Académie française. Voilà, j'en suis certain, l'humble mérite qui m'a valu votre faveur et qui vous a permis de lie point trop prendre garde à la rudesse souvent débraillée de cette Muse, et surtout à la témérité inattendue de sa démarche, le jour où soudain elle osa venir frapper à votre porte, après avoir si longtemps et si cavalièrement battu l'estrade par des chemins étranges et quelquefois mal famés. Les gens à courte vue, qui ne vont pas au fond des choses, en montrèrent quelque étonnement et taxèrent la pauvre Muse d'irrévérence. Mais vous, messieurs, .vous ne manquâtes point de lire tout de suite dans ses yeux son respect pour votre histoire et son admiration absolue pour les grands noms qui font de cette Coupole un ciel resplendissant e nos plus merveilleuses étoiles. Vous n'avez pas mis en doute une seconde, rien que sur là chaleur de son accent, la filiale tendresse qu'elle a toujours témoignée à ces héros de notre race et à la langue divine dont ils sont les Egrégores. Vous avez surtout pris en consi'dération son amour passionné, presque frénétique, de cette langue, qu'elle estime la plus claire, la plus souple, la plus riche, la plus telle dont les hommes aient fait usage depuis les Grecs. Vous n'ignoriez point que sa dileciion pour cette langue avait comme un air de religion, et ne craignait pas d'aller, comme celle qu'on a pour Paris, avec Montaigne jusqu'aux verrues, avec Mme de Staël jusqu'au ruisseau. « Verrues » et « ruisseau », c'était $ci des termes de patois et des vocables argotiques. N'importe! Cet excès même d'amour, dont la fureur devenait de la candeur, ne laissa pas de vous toucher sans doute, voyant la k!\ bonne foi fervente de la pauvre Muse, puisque e "Svous avez consenti à ne pas lui tenir rigueur 'de son verbe souvent populacier, puisque vous avez sinon absous, du moins toléré son audace ;à prétendre que le soleil ne cesse pas d'être le soleil quand il se mire dans l'or gras des purins et dans la glu noire des fanges, et puisque finalement vous avez acquiescé sans haut-le-cœur a ce qus je vous la présentasse, cette Muse, comme une de ces gaillardes ayant pour parangon la Dorine qualifiée par Molière d'un peu trop forte en gueule, mais tout à la fois comme une fille saine dont le vocabulaire fleure bon le terroir, comme une dévote aux gloires et aux traditions dont vous avez et entretene?: le culte, et surtout comme une prêtresse (bacchante, soit, mais prêtresse) vouant toutes ses forces et tout son cour à l'adoration exclusive de notre langue, si bien que le plus grand crime de cette naïve coupable consiste peut-être en ce qu'elle a voulu, la folle, savoir trop de français parmi de soi-disant sages qui n'en savent plus assez....
À propos
Le Temps, nommé en référence au célèbre Times anglais, fut fondé en 1861 par le journaliste Auguste Neffzer ; il en fit le grand organe libéral français. Il se distingue des autres publications par son grand format et son prix, trois fois plus élevé que les autres quotidiens populaires. Son tirage est bien inférieur à son audience, considérable, en particulier auprès des élites politiques et financières.
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