Extrait du journal
On a publié sur l’interview un assez grand nom bre d’opinions intéressantes que nous avons fait connaître à nos lecteurs et commentées. Le Gaulois vient de nous donner l’avis de M. de Vogué. Dans le passage essentiel de sa lettre, M. de Vogué s’expri me ainsi : « L’interview, qui était, à l’origine, une « conversation rapide, devient un article demandé à « l’écrivain; suivant l’étendue de l’article et la cote « de l’écrivain, c’est exactement comme si on lui « demandait un, cinq, dix louis Si vous voulez « bien y penser, les demandes fréquentes que nous « recevons vous apparaîtront certainement, avec « leur véritable caractère, sous cette forme très « simple: de la copie gratuite fournie à un confrère « qui touche les droits d’auteur à notre place... » Voilà une opinion très inattendue. D’abord, parce qu’il s’agit de savoir si l’interview est un procédé de journalisme utile et louable, et non pas de con naître qui perçoit le bénéfice pécuniaire do l’èntreprise. Ensuite, parce que l’on ne s’attendait pas à voir ce côté mesquin, et môme un peu bas, de la question, uniquement examiné par M. de Vogüé, et par M. de Vogüé seul.entre tous les hommes de let tres interrogés dans cette enquête. Il n’est pas jus qu’à ces termes de mensuration et de marchandage : « ...suivant Yéièndue de l’article et la cote de l’écri vain... », qui ne choquent sous la plume de M. de Vo güé, cette plume sublime arrachée à l’aile d’une ci gogne annonciatrice I « La cote de l’écrivain ! » Quel coup pour Tolstoï quand il lira çal M. de Vogüé, qui à versé déjà tant d’encre chère et qui a fait versèr tant de larmes précieuses sur les misères des humbles, ne pouvait-il garder un peu de sa pitié pour les pauvres journalistes qui sont allés quelquefois lui demander une opinion gratuite, mais qui ont déjeuné ou dîné d’une phrase de l’au teur du Roman russe authentiquement recueillie ? M. de Vogüé a-t-il dépensé déjà ailleurs toute la charité dont il fut, il est vrai, si prodigue ? C’est mal, vraiment, à un homme qui. fait profession d’être hon et de célébrer la bonté, c’est très mal d’accuser de mendicité les petits, surtout les tout petits « con frères ». 11 n’est, d’ailleurs, pas exact qu’une personne dont on sollicite l’avis sur une question quelconque pourrait remplacer l’interview par un article envoyé directement au journal qui payerait cette prose. Cela n’est vrai que pour les écrivains : or l’interview s’a dresse à tout le monde. Et môme, il n’est pas sûr qu’un directeur de journal voulût encombrer ses colonnes de longs articles sur le môme sujet, tandis que douze où vingt opinions autorisées que l’on résume en cent lignes font très bien l’affaire du journal et du pu blic. Enfin, on ne prend pas dix, ni cinq, ni « un louis » dans la poche de M. de Vogüé en lui deman dant ce qu’il pense des choses qu’il connaît ou qu’il ne connaît pas — c’est-à-dire, indifféremment, du roman russe ou du rétablissement de la crinoline. En effet, si M. de Vogüé voulait envoyer un « arti cle » à un journal, c’est une besogne qui lui pren drait quelques heures : une interview lui prend trois minutes et trois lignes; et le prix de ces troislignes, quelle que fût la « cote de l’écrivain », ne suffirait pas à payer le fiacre de l’interviewer, s’il n’y avait pas plusieurs interviewés. Tout ceci est pour dire qu’il ne faut jamais rien exa gérer. Au témoignage des plus différentes célébrités, ■ de M. Barthélemy Saint-Hilaire jusqu’à M. Emile Zola, en passant par'M. Emile Ollivier, il reste que l’interview est une forme commode, à la condition de n’en pas abuser. Mais l’abus inconsidéré ne peut-il rendre ridicules les meilleures choses ? L’interview est, pour le public des interviewés, une garantie meilleure que le « droit de réponse » et, pour le public des lecteurs, une garantie au moins relative d’exactitude et de sincérité. Désormais, lorsqu’une personne doit être nommément mise en cause dans une affaire qui passionne la curiosité publique, on va voir cette personne et on lui offre l’occasion dé sirée de s’expliquer devant les lecteurs. S’il s’agit d’une question générale, et non d’une question per sonnelle, le journaliste, par modestie et par con science, va solliciter l’avis d’un spécialiste qui ne de mande pas mieux que de voir proclamée l’impor tance qu’on attache à son opinion. L’interview per met à. chacun de produire ce qu’il pense et ce qu’il fait. Enfin, l’interview, c’est maintenant la véritable « enquête », depuis que le gouvernement de l’opi nion est le seul qui soit un pou respecté. Voyez cette affaire de Cempuis. Il y a là un directeur à qui l’on a permis de faire une expérience pédagogique infi niment délicate ; ce directeur n’a pas, évidemment, les qualités de tact, de mesure et de prudence qui seraient nécessaires en un pareil cas. Comment sau riez-vous toutes ces choses si les journaux n’avaient parlé? Et quelles garanties de l’impartiabté des jour nalistes le public aurait-il si l’interview n’avait étayé toutes les campagnes de presse commencées à ce sujet? Remarquez que, dans cette affaire de Cempuis, la plupart des journaux, et nous-même, avant de se prononcer sur le cas de M. Robin, sont , allés prier M. Robin lui-même de fournir ses expli cations et ses arguments. N’est-ce pas la meilleure façon de respecter à la fois la vérité et les exigences...
À propos
Le Temps, nommé en référence au célèbre Times anglais, fut fondé en 1861 par le journaliste Auguste Neffzer ; il en fit le grand organe libéral français. Il se distingue des autres publications par son grand format et son prix, trois fois plus élevé que les autres quotidiens populaires. Son tirage est bien inférieur à son audience, considérable, en particulier auprès des élites politiques et financières.
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