Extrait du journal

Comment celle qui m'écrit en est-elle venue à se poser cette cruelle question et à m'en demander la réponse, voilà qui nécessite le commentaire dont est précédé, dans son épître, ce point d'interrogation. Elle est mariée, me raconte-t-elle. Oh ! pour son mari, elle n'a pas pris la peine de s'en demander si long. Il a trente ans dé plus qu'elle et "elle ajoute, avec philo sophie, en me l'annonçant, que « pour une femme dans ce cas, la chute n'est jamais que retardée ». Aussi ne l'a-t-elle pas re fardée outre mesure. Elle a un amant. Elle fait bien. Elle déclare que, plutôt que de rompre avec lui, elle préférerait la mort. C'est cornélien, mais exagéré. L'espèce n'en est pas rare. Elle préférerait de beau coup fuir avec lui, si son mari s'apercevait de quelque chose. J'en sais beaucoup de cet avis. Mais où son aventure, jusque-là banale, devient vrai ment intéressante, c'est dans les préoccupations de délicatesse et d'honnêteté qu'elle y mêle et qui ne sont vraiment pas d'une âme commune. «Mais fuir, dit-elle, imposer un devoir à un homme qui ne m'aime peut-être pas pro fondément, le charger d'une dette pour le paiement de laquelle son cœur n'aura que peu départ ! » Voilà un scrupule que beau coup n'ont pas. Et j'en sais peu capables d'écrire les lignes suivantes pleines d'une touchante et sincère mélancolie,: « Avant d'aimer, je ne doutais jamais de moi ; je croyais, en m'en moquant, aux déclara tions plus ou moins sérieuses, mais de puis que j'aime, c'est en tremblant et en ne me croyant jamais assez digne d'être payée de retour. » Vous me croirez si vous voulez, mais ceci est d'un sentiment ex quis et profond. J'y lis un culte vrai de l'amour, une terreur religieuse de sa puissance qui réjouit infiniment mon âme païenne, dans lequel je me suis sou vent douloureusement humilié moi-même, agènouillé dans mon rêve de détresse et d'indignité, devant la Beauté dont les fa veurs les moindres sont telles qu'on ne les" saurait trop payer de tout son sang. Oui, cette reconnaissance éperdue des caresses qui nous fait redouter de n'en pouvoir rendre toutes les joies est naturelle à tous ceux qui aiment vraiment, uniquement, comme on doit aimer ! Qu'as-tu dans ton cœur pour payer l'ivresse d'un seul baiser, misérable ! De quelle monnaie entends-tu solder ton compte avec l'Infini ? Car l'in fini tient entre deux lèvres qui s'effleurent et l'amour peut enfermer dans nos bras fragiles l'immensité du ciel ! On n'aime pas sans avoir peur de ne pas aimer assez encore et, comme les martyrs impatients d'un redoublement de supplice, lès vrais amants ne trouvent jamais que les tortu res soient assez grandes qui apaisent leur soif de sacrifice et expient leurs sublimes voluptés. . : j., II Ici, là forme de cette terreur mysté rieuse à'e particularise, et la raison de douter d'elle-même que me donne ma correspondante est encore ennoblie par la naïveté et la modestie, «c Je suis laide, dit-elle, ou plutôt je manque de beauté ». C'est absolument la même chose, la beauté étant au premier abord — et souvent hélas ! au second, la seule rai son d'être de la Femme. Mais d'abord, Madame, êtes^vous sûre d'être laide? Vous paraissez mal satisfaite des traits de votre visage. Mais peut-être êtes-vous trop difficile. Les mensonges exquis de la phy sionomie peuvent pallier l'irrégularité des traits en les dérobant, par le charme, à l'analyse. Il est une sorte d'âme maté rielle qui transpire sur certaines figures et les rend sensuellement attrayantes en dépit des austères exigences de la olasti-...