Extrait du journal

Jacques Pradelle, tout joyeux, sauta du lit. Tout à l'heure, il s'était retourné avec mauvaise humeur sur l'oreiller, les yeux gros de sommeil. Il avait eu la vision dé sagréable et confuse du labeur quotidien à reprendre. Pas drôle, par ces beaux ma tins d'été, d'aller s'enfermer comme ça dans un sale bureau !...Mais, soudain,un éclair avait traversé sa torpeur : diman che ! C'était dimanche ! Il avait rendézvous avec Suzette,. et c'était aujourd'hui le grand jour, leur première excursion en tandem ! Jacques avait envoyé promener le drap, "bondi au milieu delà chambre, ouvert la fenêtre, poussé tout grands les volets. La lumière, avec l'air vif. entra... On a beau être rédacteur au ministère de la guerre, on est homme, que diable ! On a, tout comme un autre, son petit bagage de sentiments, sa petite provision d'idéal. L'éclat du ciel frais, l'or tiède du soleil levant emplirent d'un immense bespin de tendresse le cœur de Jacques. Car, bien que ce viscère fût, chez lui, racorni par l'égoïsmele plus âpre, le jeune Pradelle demeurait, par un contraste bien naturel, plein d'élans idylliques. ' Il n'eut pu voir écraser une mouche, mais le massacre des Arméniens le lais sait froid. Il ne perdait pas une occasion de professer son amour de l'humanité et de refuser deux sous à un pauvre. 11 était de cette race innombrablede gens qui, les yeux secs, regardent autour d'eux le ! monde sangloter, et n'en soupirent pas ■ moins, une main sur la poitrine : « J'ai ; l'âme trop sensible ! » Il en était d'ailleurs sans malice, avec ingénuité. Il sifflota donc, tout réjoui, une ro mance qui célébrait les sentiers remplis . d'ivresse, et, tournant le dos au matin i clair,—qu'il devait faire bon, là-bas,dans )-Ies bois de Ghaville ! — il se rasa, s'ha billa en un tour de main. Chaussé de jaune, bien pris dans un complet mastic, bas noirs, culotte courte, ganté de blanc, coiffé de blanc; le bouton du T.'G. à sa casquette, Jacques s'accorda un regard satisfait, à la première glace qu'il rencon tra. Il arpentait le trottoir d'un pas leste. Quelle joie de trouver au rendez-vous, à huit heures, devant la gare de l'avenue du Bois, Suze, Suzette, avec sa jolie pe tite frimousse rose, sous l'or en broussaille des cheveux fous ! Le cœur lui bat tit de plaisir et d'orgueil. L'exquise maî tresse ! Elle lui faisait vraiment honneur... Depuis leur première rencontre à ce bal costumé de peintres et de modèles où son ami Raguin, le paysagiste, l'avait mené, Jaeques revoyait toujours Suzette dans sa robe Empire, l'élancement du corps souple à travers le fourreau léger, la ceinture haute où les seins jeunes se dressaient, fruits vivants, et sous un grand cabriolet, Ïiarmi l'or en broussaille des cheveux, 'éblouissement du regard noir, la rose humide du sourire. — Je te présente une Parisienne de Tanagra ! avait dit Raguin. , Ils étaient rentrés ensemble ce soir-là, et depuis, chaque dimanche,— voilà bien six mois que ça durait, — pas une fois Suzette n'avait manqué au rendez-vous. Jacques,tout en marchant, se félicitait de sa bonne fortune. C'était l'idéal, une maî tresse pareille : assez jolie pour faire lou cher les femmes et retourner les hommes, spirituelle presque à force de vivre dans ce milieu d'art, — elle était modèle à ses heures, — caressante comme une chatte (il sourit avec fatuité) et, détail qui avait son importance, désintéressée. Jacques, d'ailleurs, n'entrait pas dans le détail. Il savait Suze entretenue par un négociant... Voilà tout. Avec une pudeur silencieuse, il se bornait à s'en accommo der, sinon à s'en réjouir. Chaque semaine Suze arrivait gaie,' pimpante, fraîche, dans mie toilette claire. Il ne lui en de mandait. pas davantage. Elle non plus; c'était parfait. Huit heures moins le quart; Elle devait l'attendre! Le souvenir des précédents dimanches l'émoustilla. Ils louaient d'ha bitude des bicyclettes au garage de l'ave nue du Bois et s'en allaient par les lacs, la route de Saint-Cloud, celle de Versailles."... On déjeunait d'un fier appétit, dans quel que bouchon, aux étangs de Ville-d'Avray, aux bois de Villebon... Et c'était char mant, l'étroit vis-à-vis, la tonnelle de vigne vierge, l'ombre mouvante' des feuil les, sur la nappe... Puis, d'un coup de pé dalé, on était au cœur des taillis, le long des chemins verts, et; la bicyclette ap puyée au talus... Jacques pressa le pas. Suze, devant la Eare, s'impatientait, 11 la vit se croiser les ras d'un air de menace plaisante, hocher ta tête sous la voilette blanche du cano tier : — Vous n'avez pas honte, Monsieur? Le doux visage rosit. Elle sentait bon' la verveine et l'iris. Jacques admira du regard les jambes et la taille fine, sous la jupe courte et la petite veste de piqué blanc. Elle avait de la sorte une grâce libre, un charme garçonnier. « Il n'y a Ïas à dire, songea-t-il troublé, quand la icycliste est jolie, son costume est tou jours joli !» L'employé du garage les reconnut : • .— Deux bicyclettes, Monsieur? ; — Non, un tandem, cette fois. Cheveux ras et teint lialé, les bras nus, le torse au vent dans un maillot rayé, l'homme disparut, revint avec la longue machine, luisante d'émail et de nickel, qu'il guidait d'une seule main, crasseuse et huilée. Jacques et Suze la maintenaient ' droite contre le trottoir, l'enfourchaient ensem ble, et, bien assis, partaient en appuyant sur la pédale , le corps penché à droite dans le même mouvement. Elle, le buste d'a plomb, posait sur le guidon ses mains lé gères, et sous le jeu régulier des pédales, l'action des quatre jambes, le tandem prit sa course, au gré de l'insensible diredion. Ils sentaient leurs muscles plier Ct se détendre, avec une f#rce lente, un rythme continu.. Un vent libre, les fouettait au visage. Ils haletaient d'une ivresse joyeuse. — Décidément, jeta Saze ravie, le tan dem est plus agréable encore que la bicy clette. -...