Extrait du journal
paresseuse apporte jusqu'à moi le suave et frais parfum des plantes, des herbes mouillées. Un resplendissant voile d'or tend le firmament. Ah f que je savourerais le bonheur de vivre sans cette idée fixe qui vibre sous mon front ! Ce matin,TEnfant est né. Un garçon, petit être chétif qui m'a fait horreur lors qu'on mel'aprésenté dans ses langes neufs. Démêler une ressemblance sur cette petite face bouffie et ridée, quelle folie ! Mais, depuis ce matin, l'affolante ques tion : « Quel est son père ?» me revient à chaque seconde avec le tic-tac régulier de la pendule. Je passe , en revue les fami liers de ma maison : Noël, Anglade, Linières, Mussy. — Noël?... Non, ce n'est pas Noël! je suis sûr de lui. D'ailleurs, il a quarante ans, deux maîtresses, des vices. Il est sceptique, égoïste et sec et physiquement plutôt laid. Anglade, alors?... Mon cher camarade d'enfance! C'est un mélanco lique, un désespéré même, puis la mort de sa jeune femme... Comment l'aurait-il séduite? Marie est trop gaie, trop folle pour se soucier de ce saule-pleureur. Se rait-ce Linières? Voici quatre ans que nous sommes intimes, mais, à vrai dire, je le connais mal. Double, triple, qua druple, infiniment complexe à coup sûr, ce garçon de vingt-neuf ans déconcerte, par sa mobilité d'âme, son flegme; son impertinence et ses façons tantôt cordiales et tantôt glacées... Est-ce lui?... Est-ce donc lui?... Marie le craint, le déteste même. C'est un railleur cruel dont les traits blessent la vanité. Dane tous i©e salons qu'il fréquente, les hommes se liguent pour le haïr, les femmes font cercle pour l'écouter et chuchotent.avec un fris son peureux : « Comme il est méchant ! » On ne lui a jamais connu ni maîtresse ni ami. Ce n'est pas lui.Et Mussy?... Pauvre Mussy, timide et discret!'Mais... j'y pense, c'est un sentimental exaspéré. De puis des mois, il se fait rare. On dirait qu'il cherche à s'éloigner de la maison. A sa. dernière visite, son attitude embarras sée m'a frappé et Marie paraissait très mal à l'aise... Si c'était lui, pourtant, lui que j'ai obligé, sauvé de la misère?... Ah ! ma raison se perd; et c'est une folie sans nom de chercher à savoir la vérité, puisque le seul être au monde— Marie, que jecon-' tinue d'aimer, d'appeler ma femme — qui pourrait la dire ne veut pas parler, ne par lera jamais, jamais, jamais !... * * Un soir de mai 1894 — ...Je viens de relire ce petit cahier trouvé, par hasard au fond d'un tiroir, — et tout l'affreux passé revit en moi avec une intensité trop cruelle. Depuis bien des mois déjà, je ne me pose plus l'atroce question d'il y a vingt-deux ans, en regardant mon fils. Jour par jour, lentement, avec une préci sion terrifiante, j'ai vu se dessiner sur le visage du jeune homme qui m'appelle son père, et que par une hypocrisie singulière j'entoure de soins et d'une affection dont Marie elle-même est dupe, la ressem blance accusatrice. Ah ! ce fut une longue et douloureuse révélation.! Supposez une main qui mettrait vingt-deux ans à tracer un nom sur le papier. Dès la seconde lettre, vous seriez fixés et cependant.vous demeureriez immobile, le cœur battant et la bouche béante, jusqu'à ce que la main de torture ait tracé le dernier jambage... Ainsi de moi, hélas ! et je mourrai sans regret tout à l'heure, car vingt-deux ans d'une telle vie ont brisé mos nerfs, dé raciné mon cœur maintenant prêt à se dé tacher comme un fruit pourri. C'est lorsque' I'Enfant eut atteint sa quinzième année que je démêlai sur son visage une ressemblance certaine. Un jour que je l'observais, il eut un sursaut de peur causé par je ne sais quoi. Ses traits se contractèrent. Une clarté soudaine se fit dans mon cerveau. Noël! Noël ! il res semblait à Noël que j'avais vu pâle et les traits contractés un jour qu'il tomba sous les sabots d'un cheval. Depuis, ce jour, la ressemblance entre ces deux êtres ne fit que se préciser. Ressemblance d'ailleurs tragique autant qu'invérifiable, car Noël était mort. Pendant sept ans, je me suis tu. Nil'ENfant ni sa mère n'ont connu mes pen sées, ni l'un iii l'autre n'ont pu croire, tandis que je partageais leur vie calme et douce, qu'à part moi je songeais à me venger. Voici deux mois, j'ai été frappé par un changement subit dans les allures de I'En fant. Il 11e déjeunait plus que rarement avec nous, dépensait beaucoup plus que sa pension déjà forte, et il y avait sur son visage une expression de vanité satisfaite qui accentuait encore sa ressemblance avec Noël. Poussé par je ne sais quel ins tinct supérieur, je le fis surveiller. J'appris ainsi qu'il avait une maltresse mariée et qu'il la recevait quotidiennement dans une garçonnière dont j'eus l'adresse. Un jour qu'il était sorti, je suis entré danssacliamb're, j'ai fouillé les meubles et j'ai mis la main sur une lettre de sa maîtresse. A force de patience, je suis parvenu à imiter l'écriture de cette femme et hier au soir j'ai envoyé à I'Enfant une dépêche, en le priant de se rendre ce matin'dès huit heu res, dans sa garçonnière. A neuf heures, je sonnais à sa-porte. Il vint ouvrir et re cula stupéfait en m'apercevant. Je lui dis: « Claude, mon ami j'ai à t'entretenir de choses fort graves et à te faire aussi des observations sur ta conduite... » Il me fit entrer dans un petit salon où il y avait une table de travail derrière un paravent. Je lui dis : « Rends-moi d'abord le service de t'asseoir et d'écrire une lettre que je vais te dicter ». Sans méfiance, I'Enfant s'assit. J'étais debout derrière lui; tout en parlant je tirai mon revolver de ma poche et je lui logeai une balle dans la nuque. Il tomba fou droyé, le visage en avant. Je suis vengé. Je vais mourir. Adieu, Marie ! Lorsque, tout à l'heure tu accourras au bruit de ia détonation et que tu me trouveras mort, lorsque,enlisantcesnotes, tu apprendras que j'ai tué toit fils, tu souf friras. Tu souffriras et tu pleureras, mais pas davantage — c'est impossible — que je n'ai fait il y a vingt-deux ans, lorsque les médecins m'apprirent ce qui s'était passé. Adieu, Marie! Cest pour ne pas te déshonorer que je vais mourir..... Pour copie : GEORGE S0NNAM0UR....
À propos
Fondé en 1884 par Aurélien Scholl et Valentin Simond, L’Écho de Paris était un grand quotidien catholique et conservateur. Il était sous la coupe financière du célèbre homme d'affaires Edmond Blanc, propriétaire notamment de plusieurs casinos et hôtels de luxe à Monte-Carlo.
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