Extrait du journal

En ce temps-là il arriva qu'une belle dame traversa le pays dans une voiture d'or attelée de trois unicornes à la corne de rubis ; et cette dame, qui était une fée, aperçut un pauvre homme accroupi au bord du chemin, sous les branches d'un grand orme; et parce qu'il avait l'air désolé au dernier point, parce qu'il avait, d'avoir pleuré, les pau pières roses et gonflées, et que déjà des cheveux gris, çà et là, lui mettaient des fils d'argent terne dans sa jeune cheve lure, il inspira une grande pitié à la voya geuse. Elle descendit de la voiture en or. — Eh ! mélancolique garçon, dit-elle, que faites-vous sur cette: route, sous cet arbre ? Quoique vos vêtements soient de venus des haillons,-on voit qu'ils furent pareils, dans leur nouveauté, à des ha bits de marquis ou de duc, de page noble tout au moins, et vous êtes joli, encore que vous ayez le visage gâté par la gri mace de la- tristesse et par les larmes. Dites-moi sans tarder, je vous prie, ce que vous faites dans cette solitude. Il répondit : . — J'attends. — Vous attendez ? — Oui, Madame. — Qui donc attendez-vous, s'il vous plaît? — Celle qui a promis de venir ! La fille ainée du vavasseur de la ville voisine. La belle dame ne put se retenir de rire. — Bon ! s'écria-t-elle,voilâuneplaisante occupation pour un jouvenceau de belle mine comme vous êtes et de noble mai son comme vous semblez être. Je con nais cette fille du vavasseur (car, dans l'état de fée, on voyage. beaucoup et l'on voit beaucoup de gens), et, si j'ai bonne mémoire, on ne saurait rien imaginer de plus laid et de moins gracieux qu'elle. C'est demain qu'elle aura trente.ans ; son dos se hausse d'une rondeur où les per sonnes les plus indulgentes sont bien obli gées de reconnaître une bosse; les sept ou huit dents qu'elle montre, quand elle s'a vise de sourire, ne seraient pas répugnan tes à voir, si elles ne ressemblaient, par la couleur, à des grains de café trop gril lés; l'un de. ses yeux, jaune, ressemble à un souci fané,l'autre, sanguinolent, imite une vieille rose ; et, pour ee qui est de son nez, les abeilles s'y posent, croyant que c'est une pivoine. En vérité, jeune homme qui vous désolez en ce lieu, je ne puis comprendre que vous ayez quelque tendresse pour la fille du vavasseur. — Que vous la connaissez mal ! Moi qui l'aime, je sais bien que les plus exquises perfections sont'en elle. Je m'étonne.que toutes les femmes et toutes les fleurs ne meurent pas de jalousie, quand elle dai gne, pour la joie du soleil, se mettre à la fenêtre de sa maison de ville, ou de sa maison des champs. — Ah ! ah ! ah ! dit la fée. Mais, puisque vous êtes épris de cette laideron, je n'en veux point médire. Je vous accorde même qu'elle n'a qu'à se pencher vers son miroir pour voir apparaître le parangon de toutes les filles de la contrée. Cependant, ne me cachez rien, depuis quand l'attendez-vous sous cet orme plein d'oiselets qui rient? — Depuis le soir où elle m'a dit tout bas, comme on achevait de danser la volte : « Allez-vous-en donc sur la route, et tenezvous coi sous le septième arbre; je ne manquerai pas, bien que plusieurs fils de roi m'aient demandée en mariage,-de vous rejoindre, mon ami ; et je ne laisserai au logis aucun des charmes dont le ciel m'a pourvue. » Combien de temps a passé de puis qu'elle m'a dit ces paroles, c'est ce dont je ne saurais juger avec certitude ; je pense que j'ai vu se lever beaucoup d'aurores et s'éteindre beaucoup de jours ; car voici que mon costume de page.— j'étais page, en effet, — ressemble aux plus vieilles défroques. Mais, n'importe, j'attends la fille du vavasseur, puisque je l'aime; et elle viendra, puisque elle a pro mis de venir. Sans doute elle a été re tenue à la maison par les soins du mé nage; son père est un vieillard fort quinteux, qui ne la laisse pas sortir aussi sou vent qu'elle le désire. En achevant ce discours, le pauvre gar çon fondit en larmes; on devinait bien que l'obstination de son espoir ne préva lait pas sur ses craintes. — Mais comment niangeàtes-vous? dit la belle darne. —- Je ne sais. Je suppose que, de temps autre, je suis allé cueillir des mûres à la plus proche haie. — Mais comment bùtes-vous? — Je ne sais, j?imagine que je me suis penché quelquefois vers le ruisseau qui coule dans le fossé. La bonne fée était émue plus qu'on ne saurait dire ; elle jura de tirer de peine le mélancolique amoureux. " IL Elle se rendit, — criant hop I hop ! à ses trois unicornes,—- dans la ville voisine, et s'introduisit _ chez la fille du vavasseur au m'ornent "où celle-ci précisément, tour nant le cou, regardait, dans sa glace, sa bosse qu'elle trouvait-jolie. «Fi! Fi! la laide créature!» pensa la fée. Mais ce...