Extrait du journal

UNE de mes amies vient de me confier son angoisse. Elle me paraissait assez sombre. Comme je l'interrogeais, elle me répondit : « C'est que je sors de chez ma modiste. » Je pensais à une note trop lourde, où, catastrophe plus épouvantable, à un cha peau manqué. Ce n'était pas cela. JVfon amie tournait à la neurasthénie parce que la mode, libérale cette année, laisse l'embarras di(" choix entre les petits, chapeaux et les grands chapeaux. C'est un phénomène qui ne doit se produire que tous les cent cinquante ans, comme l'extrême chaleur en octobre. D'ha bitude, le grand chapeau exclut le, petit cha peau et vice-versa. Que voulez-vous que de viennent de pauvres femmes à qui l'on dit tout à coup sans préparation : « Décidez vous-mêmes. Il n'y a pas de règlement. Les arbitres qui vous régissent se sont contentés de préconiser le tout petit ou le très grand chapeau... » Comme j'insinuais : « Prenez donc ce qui vous va le mieux », mon amie se récria. Ce serait l'anarchie! D'ailleurs elle sait au plus juste ce qui lui sied, depuis le temps qu'elle porte l'uniforme imposé. On l'a mise en noir, puis en noir et blanc, puis en blanc et noir; on-'lui a indiqué la coiffure qu'elle devait porter, son décolletage, ses lectures, que sais-je? Elle s'est habituée à obéir. Il est doux d'obéir quand le maitre est anonyme et quand la décision vient d'on ne sait où. La voilà mélancolique ! Le fardeau de la liberté ! Tout le monde est un peu sur mené, même une femme oisive, et suivre la mode équivaut, à gagner du temps, à éviter les migraines. Il y a une mode aussi pour les maladies et'pour les médicaments. On a une singulière sécurité à prendre la grippe quand chacun en est atteint. Mon amie aux chapeaux sait les remèdes qui guérissent, cette année, et elle s'en fait la propagandiste zélée. Mais quand, pour jouer une niche au couturier Y... qui reste fidèle aux jupes cour tes, le couturier Z... lance les jupes longues, la voilà désorientée et navrée! Elle est alors atteinte de ce que les spécialistes appellent la .maladie du scrupule. On la voit si rêveuse, si préoccupée, que son entourage s'inquiète. Elle répond : « Non! Non ! je n'ai rien ! », avec les yeux au ciel et le sourire 'doulou reux d'une créature incomprise- et martyri sée. Elle n'a rien. Elle n'a que l'embarras du choix. Et c'est le plus cruel des embar ras, il faut bien le croire. Cela va du petit au grand. Ainsi mon amie a des parents dé licieux qui ont confiance en son discerne ment et qui lui demandaient parfois conseil, quand elle était enfant, à la façon des père et imère chinois. Mon amie est charmante. Dès qu'elle fut en âge de se marier : « Tu es intelligente, tu es sage, tu as de la vo lonté, choisis », lui déclarèrent-ils. Elle balança pendant des années et finit par faire, tout de même, un fort bon ma riage. Mais après, quelles transes! — Elles ont de la chance, me déclara-t-elle un jour, celles qui ont ce que l'on appelle des parents barbares. Elles peuvent se laisser1 vivre ! Et si elles sont malheureuses, elles ont quelqu'un à accuser! ; . D'ailleurs, elle a toutes les apparences de la décision et de l'énergie. Hier, elle m'a té léphoné deux cfois avec une rare violence : la première fois, c'était pour me dire que les pe tits chapeaux étaient grotesques ; la seconde, pour'm'e confier-que les grands chapeaux lui semblaient ridicules. Elle a acheté les deux,le grand et le petit, puis elle a essayé un cha peau de la saison dernière. Et enfin, de dé sespoir, elle s'est couchée. Personne ne sait ce qu'elle a. Son mari, inquiet, se perd en conjectures. -Je suis seule à connaître sonsecret. Et, comme je-la grondais, elle'riposta en, haussant,les épaules.: « Avec ..cela qu'à quelques nuances près, nous ne..sommes pas toutes les mêmes! ». Et.cite le croit!' , Vicomtesse me Lauxay. i...