PRÉCÉDENT

L’Écho de Paris, 27 mars 1895

SUIVANT

URL invalide

L’Écho de Paris
27 mars 1895


Extrait du journal

Ces à-coups de soleil, tout de suite en fumés de bruines pleureuses, évoquent ma souvenance de cette Hague aux com bes luxuriantes, aux ombelles d'oasis dont les racines filtrent les rus jaseurs, et qui se blottissent frileuses, craintives dos vents salins, aux molles ondulations de la lande infinie. C'est maintenant, parmi les fougères aux crosses tendres escaladant les roches grises du Cajel en frissonnantes forêts naines, un étoilement de pâques d'or dans les mousses encore roussies de l'hiver, et, d'or aussi, des fusées de fleurs éclatent dans les aiguilles sombres des ajoncs si cruels. D'un vert de perfidie ou d'un gris de rancune, la mer, de ses mille vagues pareilles à des lèvres écumeuses et voraces, implacable, use, lézarde, effrite, ronge et creuse les moignons impuissants du granit immobile. Par la sente tortueuse qui serpente dans les.rocs, glisse à pic sur les grèves et saute les cascatelles, deux à deux et chantant vont les filles dé Jobourg aux retours de la Saint-Clair, toutes pâles d'amour dans la tiède nuit bleue. D'une Voix blanche et lointaine, elles chantent plaintivement, les filles de Jo bourg; elles chantent la tristesse des fem mes et des fiancées que délaissent les beaux gars. Dédaigneux des . serments^ secouant les caresses, ils se donnent à la mer dès qu'ils sé sentent mâles, car la mer est la rivale, éternelle' et féroce, celle qui prend les hommes et ne les rend que pour les reprendre. Et ces dolentes chan sons disent les veilles aux chapelles, de vant la madone de bois toute luisante aux cierges, toute roide en ses chapes d'or ; elles disent aussi les attentes sur les pla ges cinglées par les rafales, avec les yeux rivés aux voiles fuyantes comme des vo lées de mouettes. Une fille de Jobourg au teint de cire, aux yeux d'onde, aux cheveux de chanvre, m'a dit deux de ses chansons, un jour, dans la cavée qui, parmi les glaïeuls et les men thes, dévale aux grottes de Sainte-Colombe. Elle me les a dites de sa voix lointaine et blanche, épiant autour d'elle et tremblant d'une surprise, car elle savait bien que les autres de Jobourg la rudoieraient de con ter les choses du pays aux gens venus da loin. Mais la petite aux cheveux de chan vre n'a pas été surprise et non sans peine» aussi naïvement que j'ai pu, j'ai trans crit du patois sauvage les deux chansons dolentes. Dans la première, une fille de la Hague, éprise d'un matelot, cherche à le retenir auprès d'elle et, pour cela, la pauvre pro met sans doute plus qu'elle ne pourra tenir. Aussi le gars ne s'y laisse-t-il pas prendre. Il n'a d'oreilles que pour la grande voix de sa patronne, la mer. A toute autre il répond en brefs sarcasmes voilés d'un grain de mélancolie - Gentil marin, reste au pays : Les beaux gars n'y sont pas trahis. — Merci. Je porte mal la blouse, Et puis ma patronne est jalouse. — Sur l'herbe où les vieux vont s'asseoir Nous irons danser chaque soir. — Moi, je préfère la bourrée Que l'on danse avec la marée. — Ma maison sera ton abri Et tu deviendras mon mari. — Faudrait passer par la chapelle Et c'est trop loin : la mer m'appelle. — Nous dormirons en de beaux draps Aussi longtemps que ta voudras. — Je dors aussi bien sur la planche Et j'ai pas peur d'une nuit blanche. — Au feu d'un flambeau de vermeil Je chanterai pour ton sommeil. — Le bon Dieu m'allume une étoile Et le vent chante dans ma toile. — Si tu remets ta barque à flot Je vais pleurer, beau matelot — Faut pleurer si ça vous soulage! Ça mettra du sel sur la plage. Par une contradiction bien humaine, ces filles, rivées au sol et que dédaignent les gars de la mer, méprisent à leur tour les terriens, les hommes à la blouse qui peut-être, par leur calme labeur et leur foûtdu foyer, leur donneraient la tenresse et le bonheur qu'elles demandent vainement, obstinément, aux absents. C'est le sentiment qu'exprime la seconda chanson. Dans une fête de hameau, un» fille, au moment de danser avec son mate* lot fraîchement débarqué, sent peser sur elle le regard mélancolique d'un passant d'un routier, d'un chemineau. Cette ten dresse et cette joie des autres, apparent" ment, rappellent au pauvre diable sa joie et sa tendresse enfuies. Emu, timide, gau che, il s'attarde à contempler la jolie pro mise. C'est alors que, gênée par sa pré sence, la première elle l'interpelle vive ment : . — Les binious vont commencer Et déjà par couple on s'enlace. Puisque tu ne sais pas danser, L'homme à la blouse, fais-nous place I — J'ai su danser, je ne sais plus, J'ai voulu plaire et je déplus ; Mais mon humeur n'est pas jalouse : Quand on danse sur la pelouse, Mon cœur danse aussi sous ma blousa. — Passe ton chemin, mon garçon, Et va-t'en chercher ta pareille! Si tu ne sais pas de chanson, Ma voix n'est pas pour ton oreille. — J'ai su chanter, je ne sais plus, J'ai voulu plaire et je déplus ; Mais mon humeur n'est pas jalouse : Quand on chante sur la pelouse Mon cœur chante aussi sous ma blouse. Telles sont deux des chansons dolentes _e, dans la sente à pic, aux retours de la aint-Clgjr, chantent de leur voix blanch® les filles de Jobourg, toutes pâles d'aiaouS dans la tiède nuit bleu». CHARLES FUJ.ST....

À propos

Fondé en 1884 par Aurélien Scholl et Valentin Simond, L’Écho de Paris était un grand quotidien catholique et conservateur. Il était sous la coupe financière du célèbre homme d'affaires Edmond Blanc, propriétaire notamment de plusieurs casinos et hôtels de luxe à Monte-Carlo.

En savoir plus
Données de classification
  • paschal grousset
  • hanotaux
  • ribot
  • picard
  • maistre
  • dauphin
  • larnac
  • lemerre
  • bailloud
  • zola
  • jobourg
  • paris
  • versailles
  • marseille
  • espagne
  • grenoble
  • nice
  • tananarive
  • saxe
  • chanteloup
  • lolita
  • la république
  • union postale
  • sénat
  • deville
  • ecole militaire
  • république française
  • lebon
  • làborie
  • faits divers