Extrait du journal

J apprends tardivement, au fond de ma campagne, la disparition de la femme éminente qui avait embelli l'existence et mérité le nom d’un musicien de génie. Encore une touffe de souvenirs qui se détache et s éloigne entraînée par le flot sans retour. Musicienne dans l'âme, elle n avait pas eu besoin d'explications pour entendre un langage qui ne semblait obscur à tant d autres qu à force d'être vrai. Comme jadis les poèmes de Geoffroi Rudel apportaient le message de son coeur à la princesse qu’il n’avait jamais vue, ainsi l'auteur des Ariettes, des Nocturnes et de Pelléas, lui parlait en musique avant l’heureux hasard qui les mit en présence, et c’est pourquoi dès le premier instant l’un et l’autre comprit quel était son devoir. C’était, pour elle comme pour lui, un devoir difficile. Mais pas plus que Tristan et Yseult ils ne pouvaient hésiter à l’ac complir ; ils avaient bu le philtre irrésistible. Tous les autres attraits de grâce et d’élégance, seuls visibles aux yeux du monde, n’étaient pour eux qu’un luxe périssable ; la musique fai sait leur union profonde. Aussi n’avaient-ils pas coutume de se répandre en commentaires sur ce sujet, se contentant d’une allusion qui les mettait aussitôt d’accord, et pareils à des complices qui ne veulent pas trahir leur secret. EJ le était là pourtant, en ce jardin étroit mais ombragé où mon illustre ami se promenait à petits pas en parcourant un très sérieux journal...