Extrait du journal

UNE enquête qui consisterait à demander à des écrivains quels sont leurs auteurs favoris, ceux qui ont exercé sur eux une influence réelle, intime et reconnue, donnerait de bien surprenants résultats. Il faudrait, naturellement, qu’il y fût répondu sérieusement. Car il ne saurait s’agir de répondre : Goethe et Shakespeare. Ce sont les auteurs secrets, les lectures chéries et déterminantes qu’il faudrait avouer. Les lectures de l’enfance. Car ce sont celles-là qui nourrissent l’inspiration, et souvent le long de toute une carrière. Ce sont elles qui font l’étoffe de la vie d’un poète. Je confierai donc ici qu’ayant, dans mon enfance, lu tous les livres d’Erckmann-chatrian, j’ai gardé de cette lecture une nostalgie et un enchantement dont de nouvelles lectures, faites à partir de ce qu’on appelle l’âge de raison, n’ont jamais démenti la puissance. Je continue à tenir ces écrivains, disons cet écrivain puisque nous savons aujourd’hui que c’est Emile Erckmann qui a tout fait. Je continue donc à tenir cet écrivain pour un très grand écrivain. Ecrivain populaire ? Ecrivain pour enfants ? Mais la grande personne en moi, je le répète, n’a pas renié ce ravissement de son enfance. Et pour ce qui est d’écrivain populaire, je souhaite que toutes les tentatives de créer des livres « pour le peuple » aboutissent à de pareils chefs-d’œuvre, si naturels, si peu conventionnels, si peu « dirigés ». La prose d’Erckmann-chatrian est l’évidence même ; elle est d’une naïveté et d’une transparence que je ne retrouve que dans les romans campagnards de George Sand : et je ne saurais choisir comparaison plus définitivement élogieuse. Dans l’ordre du simple et du vrai, c’est là pour moi le comble de la perfection....