Extrait du journal

11 y a un temps pour rire et il faut savoir le prendre. A notre époque de vie intense, nous avons perdu, avec le cinéma et les jazz-hands, le sens des détentes salutaires et. nous nous jetons aux spectacles qui ébranlent les nerfs sans récréer. Comme ce mot de la | langue est parlant : se tp-ctppt, c'est refaire en soi l’œuvre du Créateur, se remettre a neuf, prêt à partir pour un nouvel envol. Mais on ne sait plus nous faire rire : les Frafpllini pourtant ont ce secret. Tout Paris est allé les applaudir cet hiver, (‘t Jacques Copeau les a présentés au grand public dans un- livre qui fait .souvent pleurer : l'Histoire de Trois Clowns. Dépê chons-nous de le lire avant le Carême qui approche... Ils sont trois frères inséparables. Cela suffit. Paul, François, Albert (F.h ! oui, comme le ministre, mais c’est une malice des choses et personne ne songe à confondre). Leur métier est j de faire rire, c’est un dur et terrible métier, comme l’avait marqué Molière qui mourut un soir sur une seèn *. Parlons des clowns, ce matin. Pour quoi donc tout le monde adore-t-il les jeux du cirque et les clowns qui en sont le clou ? J’ai fait à ce sujet une enquête discrète, que vous poursuivrez si le eo:ur vous en dit. D’abord le théâtre n’est plus à notre époque l’asile des joies de famille : c’est â peine, par le temps qui court, si une liile p?ut y mener sa mère. On se plaint aussi que le théâtre fasse trop réfléchir pour reposer : de nos jours, en effet, il faut souvent se demander ce que la pièce veut dire, et, quand elle est, par hasard bien faite, on a le cœur à l’envers pendant deux en tractes, parce qu’on ignore ce qui va se passer. Et puis, il faut parfois y pleurer, et c’est très gênant d’avoir l’air ému ; et puis ce sont nos misères de chaque jour qu’on nous représente et qu’il faut applaudir : on sort de ces lieux, tout compte fait, avec un im mense dégoût pour sa petite vie quo tidienne, Tandis qu'au cirque !... Je ne parle pas des acrobates qui me don nent un petit serrement de cœur pen dant leurs pirouettes, ni des animaux qui sont grotesques et qui sentent fort, ni des chiens savants qui ont le trac et se détraquent trois fois sur cinq, ni des chevaux qui tournent en rond, ni de la musique épouvantable... Mais les clowns, nos bons amis les clowns, quand ils ont paru au dernier acte, nous ne sommes plus sur la terre : nous voici invités à passer une heure chez le bon prince sans-dessus-dessous. Paul avale une bougie sans sourciller, et il a à l’instant d’après un incendie bien mal placé. Albert arrive avec une épinglenourrice grande comme un parapluie, et un parapluie petit comme une épin gle. Vous logez décidément dans le domaine de l'inénarrable. Et, entre nous, qui donc s’amuse le plus de Toto qui n’est plus ici-bas, ou du père de Toto qui rit de tout son coeur d’homme parce que c’est drôle, et qui rit encore do tout son cœur de père, car il est heureux de voir rira Toto. — Et puis il y a ericore un autre charme, c'est que le clown est aimable, bon vivant et pas fier pour un liard. Installé dans son royaume extravagant, comme un député au Palais-Bourbon, il y est à l’aise' : on croirait qu’il est tombé de la lune et qu’il ne s’en est pas aperçu : c’est un Cyrano à rebours. Il est vrai que l’éléphant ne s’aperçoit pas non plus qu'il est décidément ridicule avec ce piffre monumental, ni la girafe...