Animaux de guerre : « En France, on est dans l'idée de l'animal-machine »
Le lourd tribut payé par les animaux de guerre a longtemps été négligé, comme l'explique l'historien Éric Baratay, qui revient sur la manière dont chevaux, chiens et pigeons ont été utilisés, parfois à leur corps défendant.
RetroNews : Les animaux envoyés au combat sont-ils entraînés à la guerre ? Comment sont-ils réquisitionnés ?
Éric Baratay : Cela dépend des animaux. Les chevaux de cavalerie qui appartiennent à l’armée régulière sont entraînés. De même, les chiens côté allemand ont été largement préparés à la guerre : les propriétaires pouvaient aller s'entraîner dans les casernes avec leur chien le dimanche.
Les pigeons voyageurs sont également prêts à la guerre en France, en Belgique et en Allemagne.
Mais les effectifs prévus étaient très faibles par rapport aux besoins car on n’avait pas prévu une guerre d’une telle durée.
Tout le reste, c’est de la réquisition : chiens, chats, ânes…
À quoi sont utilisés les chiens et les chats ?
Au départ, les chiens servent à retrouvent les blessés. Ensuite, avec la stabilisation du front, la recherche des blessés n’a plus le même intérêt.
Les Français ont donc inventé le chien de tranchée, le chien guetteur et démineur. Dans les Vosges, à l’hiver 14-15, il y a encore la forêt et au milieu des bois, tout l'enjeu est de ne pas se laisser surprendre par une attaque ennemie. Les chiens préviennent.
Leur troisième rôle, c’est celui de messager. C’est le gros des effectifs canins à partir de 1916.
Les chats, eux, sont utilisés pour chasser les rats dans les tranchées.
Certains animaux refusent-ils le combat ou essaient-ils de resquiller ?
Pour les chevaux qui avaient une vie civile relativement convenable, les chevaux de ferme notamment, la réquisition a été très difficile. Ils ont été très perturbés parce qu’ils ont perdu un maître. Changer totalement d’univers a été pour eux un stress important.
Pendant la guerre, on a des témoignages de soldats qui racontent comment des animaux tentaient d’échapper au combat. J’ai trouvé plusieurs histoires de ce genre, notamment celle d’un cheval qui avait bien compris que s'il boitait, on le laisserait tranquille… Des chiens messagers aussi qui, dans un contexte de bombardement, refusaient de partir, faisaient semblant de dormir…
À l’inverse, certains animaux se distinguent par leur aptitude à la guerre, comme ces chevaux et ces ânes qui, grâce à leur grande acuité sonore, savaient deviner si les obus venait de leur camp ou du camp inverse. Ils servaient d’alarme aux soldats.
De même pour le gaz : les hommes ne savaient pas si un nuage était du simple brouillard ou du gaz, alors que certains chevaux savaient le distinguer. Leur attitude prévenait les soldats.
Au-delà des animaux « utilitaires », certains sont-ils là uniquement pour tenir compagnie aux hommes ?
Oui, énormément. C’est une autre forme d'utilité, un réconfort psychologique très important. Il y avait dans les tranchées en France des chiens et des chats, qu’on récupérait chez les paysans qui avaient quitté précipitamment les zones de combat, ou qui venaient d'eux-mêmes pour se faire nourrir et qu’on adoptait.
Les Anglo-Saxons, eux, avaient des mascottes tout à fait officielles. Dans l’armée anglaise, chaque groupe a son animal mascotte accepté par la hiérarchie. Cela peut être un chat, un ourson, un singe… C’est souvent un animal venu de leurs colonies.
Y’a-t-il de grosses différences nationales dans le rapport des soldats aux animaux ?
Oui, il y a de très fortes disparités d’un pays à l’autre, c’en est presque caricatural ! Si l’on classait les pays en fonction la qualité de leurs rapports, il y aurait en haut les Anglais suivis par les Allemands, puis les Français et enfin les Italiens.
Pour les chevaux, on le voit bien : les cavaliers français ne descendent pas de leur chevaux, ne les descellent pas pendant des jours. L’idée est d’être toujours prêt en cas d'attaque. Evidemment, à force de jours de monte, les selles de cuir récurrent le poil du cheval, attaquent sa peau, causant d’énormes plaies qui ne sont pas soignées et sentent l’animal pourri… Les Anglais étaient horrifiés par cette pratique.
Dans chaque régiment en Angleterre, à l’inverse, il y avait un vétérinaire ainsi qu’un « maître de chevaux » qui apprenaient aux hommes comment se comporter avec eux. On en était très loin en France…
Pour les chiens, les Anglais leur faisaient passer des tests de personnalité pour savoir pour quels exercices ils étaient les plus compétents. Il y avait une bien meilleure adaptation de l’animal. En France, on postulait que tous les chiens sont pareils…
Plus largement, le mode d’apprentissage côté anglais repose sur le lien affectif, alors que côté français, on refuse tout lien, on est dans l’idée de l’animal-machine.
A-t-on une estimation du nombre d’animaux morts pendant la Première Guerre mondiale ?
En France, on ne dispose pas de statistiques fiables sur le nombre d'enrôlés et de tués, mais on peut estimer à 1,8 millions le nombre d’équidés (chevaux, ânes…) enrôlés, avec des pertes à 40%, soit à peu près 800 000 morts.
La mortalité était sans doute très importante chez les chiens, mais les registres tenus par les régiments sont introuvables aux archives nationales militaires à Vincennes, probablement allègrement détruits par les archivistes qui n’ont pas vu l'intérêt de ce genre de documents… Pendant longtemps, on a cru que l’Histoire n'était qu'une affaire d’hommes.
On parle souvent de la Première Guerre mondiale, comme s’il n’y avait pas eu d’animaux utilisés pendant la Seconde, est-ce la réalité ?
On est parti du principe que l’affaire était réglée pour la Seconde Guerre mondiale, qu’il s’agissait d’une guerre industrielle où les animaux n’avaient plus rien à faire.
En fait, c’est l’inverse. J’ai appris par exemple que les Anglais avaient utilisé plus de pigeons voyageurs lors de la Seconde Guerre mondiale que pendant la Première !
Par ailleurs, les Allemands avaient beaucoup de chevaux en 1940. On parle de l’attaque par les chars lors de la guerre-éclair, mais il y avait énormément de chevaux derrière... Même chose chez les Russes. Mais le sujet n’a pas été étudié.
Pourquoi ce lourd tribut payé par les animaux de guerre a-t-il été longtemps négligé ?
La plupart des soldats savaient que c’étaient des compagnons de combat et leur étaient tout à fait reconnaissants.
D’ailleurs, on leur rend hommage à l’époque : certains animaux sont décorés en Angleterre, et dans une moindre mesure en France.
Mais il faut attendre les années 80 pour que le rôle des animaux soient réellement redécouverts, grâce au travail des historiens amateurs anglo-saxons.
En 2004, un très grand monument commémoratif a été inauguré à Hyde Park, à Londres.
Le projet de monument à Paris suscite des réactions diverses [le 22 mai 2018, l’idée d’une plaque apposée au 56, boulevard Arago, lieu de réquisition de chevaux, d’ânes et de mulets, a été rejetée]… Certains arguent qu’on ne peut pas mettre les animaux et les hommes sur le plan. Mais faire un monument pour les uns, ce n’est pas dévaloriser les autres !
Aujourd’hui, comment les armées utilisent-elles les animaux ?
Il existe toujours des chiens détecteurs d’armes. Les armées américaine et russe utilisent aussi des dauphins, notamment pour détecter des mines sous-marines. Il y a encore des pigeons voyageurs, mais c’est plutôt symbolique.
Globalement, de nos jours, on utilise la capacité des animaux au flair et à la détection du son. Ils ont une fonction de prévention et d’assistance.
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Propos recuellis par Marina Bellot.