Interview

« Pas évident d'être à la hauteur des fantômes du passé » : Charlie Hebdo entre héritage et renouveau

le 05/01/2025 par Marie Le Roch, Lorraine Redaud, Coline Renault - modifié le 07/01/2025
Lorraine Redaud et Coline Renault, journalistes à Charlie Hebdo, dessinées par Riss © Charlie Hebdo

Dix ans après les attentats, Charlie Hebdo continue de faire vivre son esprit satirique. Nouvelles plumes du journal, Coline Renault et Lorraine Redaud incarnent la nouvelle génération. Rencontre avec deux jeunes journalistes qui participent à écrire l’avenir d’un journal unique.

RetroNews : Comment avez-vous vécu votre intégration dans une rédaction marquée par une histoire aussi forte ? 

Lorraine Redaud : C’est compliqué d’arriver dans une rédaction avec une telle histoire et de se l’approprier, parce qu’effectivement nous n'étions pas là en 2015. Nous sommes arrivées dans une rédaction toujours meurtrie, qui porte les cicatrices de son histoire. Ce n'est pas évident d'être à la hauteur des fantômes du passé. C’est compliqué au début, mais plus le temps avance, plus on se rend compte que nous écrivons aussi l'histoire du journal et que nous faisons vraiment partie de cette rédaction.

Coline Renault : C’est vrai qu’au début je me suis demandé comment j'allais pouvoir m’intégrer dans cette rédaction. Et finalement on ne le sent pas du tout. Ce n'est pas un sujet tabou, nous pouvons poser des questions. D’ailleurs, le sujet est évoqué assez régulièrement mais Riss et Gérard (NDLR : Riss et Gérard Biard, rédacteurs en chef de Charlie Hebdo) font attention à ce que ça ne soit pas un poids pour nous, ils sont dans la transmission. Ils nous ont vraiment intégrés à la rédaction et fait comprendre que nous sommes des membres à part entière. Avant d’arriver à Charlie, on m’a dit qu’il fallait au moins lire Bête et méchant de Cavanna et Charlie Hebdo : la folle histoire d'un journal pas comme les autres. J'ai aussi lu des articles écrits dans les années 1990, et là c'était un peu le vertige. Ces articles sont extrêmement bien écrits, très littéraires, on se dit qu’il faut être à ce niveau-là, et on se demande si on va réussir à faire perdurer le journal. 

RetroNews : Comment décririez-vous Charlie Hebdo aujourd'hui ? 

Lorraine Redaud : Charlie c’est un journal de commentaire, c'est prendre le temps de réfléchir sur l’actu chaude. Quand on y réfléchit, Charlie c’est hyper d’actualité, nous sommes contre l’extrême droite, pour le féminisme, pour l’écologie, tous les sujets que la jeunesse défend. Nous essayons de nous faire connaître de ce jeune public pour qu’il se rende compte qu’on partage les mêmes combats et les mêmes idéaux.

Coline Renault : L’idée c’est d’être dans une démarche de déconstruction des dogmes, sur tous les sujets possibles, mais aussi d'aller plus loin que la croyance. À Charlie, la ligne n’est pas si rigide que ça, parce qu’elle prend en compte les sensibilités personnelles des journalistes. Par exemple, sur un sujet comme la fin de vie, je pense que je n'étais pas d’accord avec le reste de la rédaction et on m’a laissé faire les papiers.

RetroNews : Qu'est-ce qui distingue Charlie Hebdo des autres rédactions ? 

Coline Renault : Charlie reste une rédaction normale, avec des conférences de rédaction, des bouclages, des relectures, des vérifications. Quand on fait une enquête il faut être aussi rigoureux qu’ailleurs, par contre c’est dans le ton et dans la façon de raconter que ça va être différent. Quand je suis partie en Israël en septembre 2024, Riss m’a dit "il ne faut pas que tu sois journaliste, il faut que tu sois plus littéraire et il faut que tu racontes comment tu ressens les choses, comment tu sens le pays, comment tu sens les gens que tu rencontres". On nous demande de dire ce qu’on ressent et d’exister dans nos papiers. 

Lorraine Redaud : Riss et Gérard cherchent des auteurs et pas des journalistes. C’est très prétentieux pour nous, parce que personnellement je ne me définis pas comme ça. L'idée c'est vraiment de pouvoir nous identifier par rapport à notre plume. Aucun journaliste n’a de sujet propre, mais chacun à sa façon de raconter. En lisant trois lignes d'un papier, on doit pouvoir deviner qui l'a écrit.

RetroNews : Comment avez-vous réussi à trouver votre patte ? 

Lorraine Redaud : C'est plus facile de prendre un ton un peu ironique pour certains sujets. Moi par exemple, je traite beaucoup de sujets sur la technologie, donc ce n'est pas très compliqué d’adopter un petit ton quand on parle d’Elon Musk. En revanche pour Coline, qui fait des reportages, ça doit être plus difficile.

Coline Renault : Je me dis juste que je vais à un endroit et que je raconte les choses comme je les ai vues. Quand je suis arrivée à la rédaction, on m’a donné une consigne que je trouve assez marrante : dans ton papier, il faut que tu racontes les coulisses, toutes les petites anecdotes de reportage que tu racontes à tes potes en rentrant, tu les mets dans ton papier parce que c’est ça qui va faire la différence. Un de mes premiers papiers à Charlie c’était sur les marins de Calais, et j’ai pitché mon sujet en expliquant que j’aimerais bien connaître leur rapport à la mer, aux éléments, à la mort. Je suis arrivée là-bas et les mecs n’étaient pas du tout des poètes ou des philosophes, ils faisaient des blagues horribles, ils disaient des trucs comme « les migrants, c’est comme les impôts, la première année ça fait mal, la deuxième on s’habitue » ou « oh à 800 euros la traversée, c’est intéressant de les faire monter ». Je suis rentrée et je me suis demandé ce que j’allais faire de ça. Je me suis dit que j’allais le raconter.

RetroNews : Comment s'organise votre travail avec les dessinateurs ? 

Coline Renault : Il y a deux sortes de fonctionnement. Le premier, on part en reportage avec un dessinateur. Le dessinateur va représenter ce qu’il est en train de voir, il va poser des questions. On va vraiment fonctionner en binôme. Le deuxième type de fonctionnement, on va écrire un papier qui va être illustré par un dessinateur. Dans ce cas-là, on écrit, puis le papier est lu par les dessinateurs qui s’en inspirent pour l’illustrer. Ils peuvent aussi dessiner à partir d’une photo ramenée de reportage. Ensuite, Riss valide les dessins et Gérard les papiers. Chacun a son rôle.

RetroNews : La caricature peut être sujette à de nombreuses interprétations, notamment lorsqu'elle est publiée sur les réseaux sociaux. Comment percevez-vous cette décontextualisation des dessins de Charlie Hebdo, et que conseilleriez-vous pour mieux comprendre leur sens ?

Lorraine Redaud : On peut faire dire tout et n’importe quoi à un dessin. Généralement, les caricatures de Charlie qui sont reprises sur les réseaux sociaux sont celles que nous mettons nous-mêmes sur internet. Quand on met un dessin sur Twitter, on sait très bien qu’on va toucher plus que notre lectorat. D’un côté, on n’a pas le choix pour survivre et de l’autre on se fait un peu avoir parce qu’on va tomber sur des personnes qui n’ont aucune idée de ce qu’on fait, qui nous voient comme des provocateurs. Je peux comprendre que tout le monde n’ait pas les clés pour comprendre. Moi-même quand je suis arrivée à Charlie je n’avais pas forcément les clés, ça s’apprend, ça se décrypte. Il faut juste ne pas décontextualiser les choses. Le meilleur conseil que je pourrais donner aux gens, c’est de feuilleter Charlie Hebdo, pour mieux connaître le journal, d’aller au-delà du dessin qui heurte.