Extrait du journal

jours un peu. Que n'avions-nous fait cependant pour nous faire adorer? Nous avions massacré une dizaine de mille hommes et bombardé toute la côte. Mais les peuples sauvages sont comme les femmes. On ne sait comment se les attacher. Ceux-là étaient méchants comme des diables et rancuniers comme des mulets. Une tribu surtout, une des plus considérables, celle des Olalakelwaiss, dont le chef, Ontakirato premier, était redouté à vingt lieues à la ronde pour sa grande férocité et aussi pour la beauté de ses deux filles, les princesses Garaménéné et Kelbotutu, deux merveilles, au dire de tous ceux qui les avaient contemplées. J'avoue que le désir de voir ces deux femmes admirables n'était pas étranger à l'imprudence énorme que je fis en m'aventurant, sans compagnie, sur les terres du redoutable souverain. Les Olalakelwaiss, et le prince Ontakirato premier en particulier, avaient une certaine teinture de la civilisation européenne. Celle-ci se bornait, d'ailleurs, à connaître l'usage du carnaval et le nom de Napoléon, le seul, avec celui de Jésus-Christ, qui soit encore actuellement célèbre jusqu'aux confins les plus reculés du monde. Ces deux notions, celle de nos saturnales modernes et celle de l'illustre conquérant ne les empêchaient pas, d'ailleurs, d'être honteusement anthropophages, démesurément cannibales et friands de chair humaine. Durant ma promenade insensée, je tombai dans un traquenard et me vis tout à coup le prisonnier de ces dange-' reux gastronomes. J'eus immédiatement la vision terrible d'une broche me traversant dans la longueur du râble, et d'une série de casseroles où mijotaient mes bas morceaux, mes objets de triperie, mes abatis, dans le parfum douteux des sauces exotiques, sans compter mes pieds d'où montait une odeur de grillade, et ma cervelle qui crépitait sous les frisures brûlantes du persil. Brrr. Quand cette impression malséante fut un peu dissipée, je repris la sérénité de mes esprits.....