Extrait du journal

Le Fort Sous les grands tilleuls, près du mur de la ferme, ils ont retrouvé « Le Fort », Pendant toute leur enfance, au cours des vacances en Lorraine annexée, ils jouaient à la guerre; on leur avait abandonné cet emplacement bien à l'ombre; ayant pris pelles et pioches, ils avaient creusé des petits retranchements qu'ils appelaient « Le Fort » et sur lesquels ils plantaient un petit drapeau tricolore, quand on était sûr que le gendarme allemand ne vien drait pas. Jouer au Fort était le .plus grand plaisir des frères et des cousins, se re trouvant chaque année, en septembre. Devenus plus grands, ils jouaient en core au Fort, mais ils réfléchissaient et questionnaient sur la guerre. Leurs ques tions embarrassaient souvent les parents, car elles étaient dictées par des esprits jeunes, raisonnant juste, tandis que les vieux vivaient avec des idées préconçues et fausses. Leurs raisonnements étaient logiques : « Si on s'avance sans êtr,e protégé, on sera tué. 11 faut faire, un retranchement profond pour ne pas recevoir de balles, IL ftn.itIcreuser un autre retranchement pour pouvoir attaquer ceux qui sont abri tés. Il faut avoir beaucoup de munitions, car on les use vite. Si on met un fil de fer, les chevaux seront arrêtés et on les tuera... » Les parents répondaient par les for mules semi-mystiques qui formaient le fond du bagage militaire de notre géné ration. Ils parlaient, sans doute, de la va leur de l'offensive, des forces morales, de l'agonie de la fortification,..de l'inutilité de l'artillerie lourde, du peu d'efficacité du feu, et de tous les lieux communs aux quels nous avons cru, ce qui nous fait rire, ou plutôt nous fait honte, quand nous y pensons aujourd'hui. En réalité, sans s'en douter, ces enfants avaient deviné la marche rampante, la guerre de tranchées, la concentration des feux et presque tout ce qui a fait la guerre moderne. La guerre pour les exécutants est excessivement simple dans sa concep tion; la pratique seule a besoin d'être apprise qvec soin. C'est un art à la portée des gens simples. Ce qui trouble l'esprit et. fait commettre des fautes, ce sont les mauvaises habitudes prises en temps de j paix, les manœuvres mal conçues, la phraséologie des livres militaires et par fois celle des règlements. Nous avons vu, à l'usage, que la guerre réelle est très proche de la guerre des enfants et très éloignée des livres que nous avons lus et des manœ'uvr'es que nous, avons faites pendant quarante ans. Ils avaient beau grandir, ils conti nuaient tons les ans à jouer au Fort. La dernière fois, ce fut en 1913. Ils se deman dèrent, en partant, s'ils joueraient encore au Fort l'année suivante; cela serait peut être puéril pour des candidats à SaintCyr....