Extrait du journal

Il paraît que le jury de peinture a refusé deux des tableaux envoyés aux Champs-Elysées par le peintre Manet: le Bal de V Opéra et un Paysage. Nous ne venons pas parler de cet incident tout parisien dans le but de défendre l’artiste ou de réhabiliter ses toiles. D’abord Manet est suffisamment fort pour se défendre luimême, et ensuite l’appréciation des sujets frappés d’ostracisme ne nous appartient pas,du moins quant à présent. Ce que nous voulons faire remarquer, c’est l’inanité de la sentence du jury, scandalisé par la peinture d’un homme qui en dix ans a fait un fameux chemin et qui, nonseulement pour ses confrères, mais encore pour le public, est quelqu’un. ' Quand le peintre, véritable irrégulier de l’art, envoyait le Déjeuner sur V herbe ou Olympia devant l’Aréopage réuni en conseil, et qu’il excitait des débordements d’humeur et des évanouissements au sein de la docte assemblée, une telle mesure pouvait paraître motivée. Manet, pour les classiques, semblait avoir acheté le fond du Cabrion légendaire. 11 avait toujours l’air de demander une mèche de cheveux à un chauve. Il courait sur lui des histoires étranges que la bêtise humaine accréditait. Le bourgeois se le figurait aisément passant ses jours dans les brasseries à culotter des pipes et à médire des Philistins en développant des projets sanguinaires. Bref, ce pauvre Manetavait été tellement décrié, noirci, honni, vilipendé par ceux qui le redoutaient et par ceux qui ne le connaissaient pas, qu’il finit par devenir légendaire. Lés pontifes de l’art pur avaient retrouvé l’Ogre, BarbeBleue, et tout l’arsenal des chimères enfantines....